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vendredi 29 janvier 2010 – 14:15

Cassandre a choisi l'ours


« Le 16 août, tout étant embarqué à bord, je me décidai à quitter la baie. À une heure et demie après minuit, nous nous mîmes en mouvement et, lentement, nous nous éloignâmes de la côte. En passant devant la glace de la baie qui nous avait si longtemps retenus prisonniers, nous poussâmes trois hurrahs! Mais nos cris réveillèrent un douloureux écho dans nos âmes; en ce moment, le souvenir de nos camarades qui ne devaient pas revenir avec nous vivait plus que jamais dans nos cœurs! Nous avions presque complètement perdu l'espérance de les revoir. Nos regards se tournaient vers le nord, au delà des eaux libres, du côté des glaces lointaines où devaient malheureusement se trouver les dépouilles du brave Querini, du courageux Stökken et du fidèle Ollier, dépouilles qu'il ne nous serait jamais possible d'aller prendre, car la mer Arctique est jalouse de ses secrets. Puisse du moins venir bientôt le jour où, lorsque le mystère polaire sera dévoilé, le nom de ceux qui lui ont offert leur vie en holocauste brillera d'une gloire plus éclatante; le jour où l'homme, triomphant enfin de ces régions glacées et inhospitalières, vengera tous les sacrifices et toutes les vies perdues dans cette lutte séculaire!... » (page 176)


Le récit de l'expédition du duc des Abruzzes dans la mer Arctique ¹, à bord de l'Étoile Polaire, illustre bien l'évolution de notre éthique environnementale. Je le lus d'abord par goût d'aventure. L'attrait du livre se déplaça vers un exotisme auquel je ne m'attendais pas. L'évocation de la faune polaire est un tableau de chasse. Ces termes du rapport de prédation nous sont devenus étrangers. Les observations scientifiques –météorologiques, magnétiques, sur la pesanteur–, sont complétées par des collections botaniques, minéralogiques, et zoologiques. La liste des oiseaux rencontrés dans l'archipel François-Joseph se termine sur deux stercoraires « tués dans le canal Britannique ».


Stercorarius parasiticus (labbe parasite), capture ² Jean C. Roché


Est-ce parce que les collections des musées d'histoire naturelle sont déjà constituées, ou grâce aux améliorations optiques, que l'ornithologie se contente aujourd'hui de jumelles? Je n'ai cure des bons sentiments de la ligue de protection des animaux, mais que le duc dise l'occision sans apprêt m'étonna. C'est à rapprocher du Monde du silence ³, dont le succès témoigne que l'achoppement ne se fit encore pas sur la pêche à la dynamite, ou la lacération des cachalots. Le groupe d'explorateurs se scinda en deux; l'un resta au camp près du navire, l'autre se fit tirer par des chiens vers le pôle Nord. Les uns s'occupèrent des ours, les autres de leurs chiens. Il ne s'agit pas de cruauté. Leur époque est antérieure aux notions d'écologie et de protection des espèces marines. Ce sont des ressources utiles à la survie dans ce milieu.


Les ours


« Comme je l'ai déjà dit, la faune n'était pas très abondante.
Les phoques étaient rares, les morses plus rares encore, mais ces lieux semblaient au contraire très fréquentés par les ours. Le jour même de notre arrivée, nous tuâmes une ourse et deux oursons. Sur trente-sept ours que nous tuâmes pendant notre voyage, trente-quatre le furent dans la seule baie de Teplitz. La plupart de ces ours furent tués par Querini, chasseur passionné et excellent tireur, toujours prêt, la nuit comme le jour, à braver le froid et le vent quand il espérait rencontrer un de ces animaux.
La chasse de l'ours est très facile. L'ours sent et voit un campement bien avant que l'homme puisse s'apercevoir de sa présence, et ordinairement c'est la faim qui le pousse à s'en approcher. Il est, par conséquent, absolument inutile d'aller à sa recherche. Nos nombreux chiens étaient libres et erraient toute la journée; à peine voyaient-ils un ours qu'ils le poursuivaient.
Les ours mâles les plus gros, qui réussissaient à s'échapper lorsqu'ils n'avaient que huit ou dix chiens à leurs trousses, étaient forcés de s'arrêter quand ils étaient poursuivis par une meute de trente ou quarante chiens, et de grimper sur un hummock ou de s'adosser à quelque bloc de glace pour se défendre. De cette façon nous avions le temps d'arriver et la possibilité de les tuer à quelques mètres de distance. Aucun ours ne put nous échapper. Quelquefois nos chiens furent blessés par les ours mâles, rarement par les femelles. Grâce à l'agilité avec laquelle ils savaient éviter les attaques ces blessures ne furent jamais graves; trois ou quatre fois seulement le brave docteur fut obligé de les recoudre, et cela surtout dans les derniers temps, lorsque les chiens, devenus plus hardis, attaquaient avec plus d'audace.
Nous tuâmes beaucoup d'ourses, souvent avec deux oursons qui, par leur taille égale, semblaient être jumeaux. Pendant l'été on tua des femelles en plus grand nombre; plus tard, pendant l'hiver et au printemps, seulement des mâles; quelques-uns étaient de dimensions vraiment remarquables et avaient jusqu'à 2m90 de longueur. Nous mangeâmes souvent de leur chair, Le cœur, les rognons et la langue étaient bons, mais le reste ne plaisait pas à tout le monde.
Un coup de carabine, à l'épaule ou à la tête, tiré de front, était plus que suffisant pour abattre un de ces animaux. Mais s'ils étaient atteints pendant qu'ils fuyaient, il fallait plusieurs coups pour les achever. Nous n'eûmes jamais l'occasion de voir l'ours attaquer, mais nous observâmes qu'il fuyait toujours du côté opposé à celui d'où était parti le coup de fusil. Pendant toute la campagne, nous n'employâmes que des cartouches à balles dum-dum et chargées à la cordite. » (pages 42 - 43)

« 2 avril. - La journée d'aujourd'hui est meilleure que celle d'hier. Nous regardons sans cesse la limite des glaces, mais nous ne découvrons aucune trace du premier groupe. Le pack, près de l'île, n'a pas bougé; seule la glace moins épaisse, qui s'est formée dans le canal, se meut. Chose étrange, la température, pendant la journée, s'élève jusqu'à 5 degrés au-dessous de zéro. En se promenant, près du plateau, Hans enfonce et tombe dans la tanière d'une ourse. Cette tanière est creusée dans la neige, et ne communique avec le dehors que par une petite ouverture à travers laquelle Hans tue la bête d'un coup de fusil. C'est à ce moment que nous arrivons, et, après avoir élargi l'ouverture de la tanière, nous en retirons le corps de l'ourse et deux petits oursons à peu près de la grosseur d'un chat. Nous les tuons à coups de hache.
[...]
6 avril. - Nous avons beau regarder avec la longue-vue, nous ne découvrons rien. Comme le canal n'a pas plus d'un demi-kilomètre de largeur, nous devrions apercevoir nos camarades s'ils étaient en vue. Nous donnons à nos chiens la chair de l'ourse que nous avons tuée, et ils semblent la goûter énormément. Nous avions eu l'idée de faire cuire les petits oursons; mais comma aucun de nous n'est bon cuisinier, nous devons renoncer à ce plat. Nous continuons à faire notre soupe de chaque jour, dans laquelle nous mettons tous les ingrédients que nous avons à notre disposition, et, grâce à notre appétit, nous la trouvons toujours excellente. Hans prépare des lampes alimentées avec de la graisse d'ours; nous les allumons dans la soirée et elles nous donnent un peu de chaleur, mais nous enfument terriblement.
[...]
Du 9 au 15 avril. - Le temps est tour à tour couvert et serein. La température varie beaucoup. Elle monte à 12 degrés et, un jour, le 13 avril, à 4 degrés au-dessous de zéro. Je vois le premier pétrel de la saison. Outre les chiens, nous avons à la cabane, deux oursons vivants qui ont été pris près du cap Germania, dans leur tanière. Ils sont plus gros que ceux que nous avons tués au cap Fligely, et, pendant quelques jours, nous les gardons vivants dans la baraque du charpentier. Mais ils y font un tel vacarme que nous devons les tuer. Par la température relativement élevée dont nous jouissons, la neige s'est encore amollie, et on y enfonce de plus en plus. Pour la première fois, je vois la neige fondre au soleil sur le pont de l'Étoile Polaire. » (pages 130 - 133)

« 22 mai. - Dans la soirée, nous tuons quatre ours, toute une famille: le mâle, la femelle et deux robustes oursons. Nous avions tué d'abord la mère et les petits, et nous nous étions déjà retirés en laissant notre proie à la garde du cuisinier Gini et de deux matelots, lorsque le mâle se présenta tout à coup devant eux. Seul le cuisinier était armé, et ses camarades exécutèrent une prudente retraite. Par bonheur, Gini réussit à abattre la bête féroce du premier coup. » (page 144)

« La baie où nous avions vécu pendant douze mois disparut peu à peu à nos regards. D'abord les roches du cap Saülen s'évanouirent dans le lointain, ensuite le cap Auk et le cap Brorok, tandis que du côté du sud nous commencions à entrevoir le cap Clement Markham.
Pendant trois jours, du 16 au 18 août, notre navigation fut exempte d'incidents, si l'on ne compte pas pour tels les arrêts et les changements de route que la glace rendait obligatoires. Le 18 et le 19, nous restâmes enfermés dans un petit bassin ouvert près de l'île de Hooker. Ce lieu était plein d'animation. Pendant cet emprisonnement forcé, nous eûmes, pour nous distraire, des ours, des dauphins blancs, des narvals et des phoques, et nous assistâmes à une chasse aux phoques faite par un ours. Il suivait le bord de la banquise, en se dissimulant autant qu'il le pouvait, afin de pouvoir sauter sur le premier phoque qui s'approcherait de lui et le saisir.
Insensiblement, il arriva à une cinquantaine de mètres du vaisseau sans s'apercevoir que quelques-uns de nos hommes suivaient ses mouvements avec la même attention qu'il mettait à épier ceux de son phoque. Au moment où il s'y attendait le moins, nous le tuâmes. » (page 178)


Les chiens


« À notre arrivée, nous avions immédiatement conduit les chiens à terre; ces pauvres bêtes désiraient un peu de liberté et elles en avaient grand besoin, après tout un mois d'immobilité passé dans les cages du vaisseau. Comme une seule personne ne pouvait pas surveiller tous nos chiens pendant la nuit et qu'il était impossible de les reconduire à bord tous les soirs, nous avions dû construire de nouveaux chenils, sur la glace, afin de les tenir séparés pendant la nuit et de leur assurer un abri quand il faisait mauvais temps. Les portes de ces chenils étaient munies de charnières dans le bas et on les relevait après que les chiens étaient rentrés. Dans l'intérieur nous avions établi des séparations, de sorte que les chiens étaient isolés et ne pouvaient pas se mordre entre eux. Les premiers jours ce fut une affaire longue et difficile de rentrer nos bêtes chaque soir; mais ensuite la chose devint des plus aisées, lorsque nous eûmes l'idée de leur donner à manger dans les chenils mêmes, après qu'ils y étaient rentrés. Nous n'eûmes plus à nous occuper de leur donner à boire, car la neige servait à les désaltérer. En leur donnant leur pâture dans les chenils, nous avions l'avantage non seulement de les faire rentrer plus facilement, mais encore d'éviter leurs querelles pendant les repas, d'empêcher qu'ils ne se prissent réciproquement leurs rations, de nous assurer que tous étaient également nourris et d'arrêter le gaspillage de nos provisions.
Ces chiens étaient fort intéressants à observer. Ils éprouvaient des sympathies et des antipathies, et lorsqu'ils tuaient un de leurs camarades, c'était une fête pour tout le troupeau. Lorsque l'un d'eux s'éloignait, les oreilles et la queue basses, nous comprenions qu'il était tombé en disgrâce. Alors toute la bande le poursuivait en aboyant et se ruait sur lui; nous devions intervenir pour les séparer et sauver le malheureux paria. Ils n'épargnaient ni les plus forts ni les plus faibles: les femelles seules étaient respectées. Deux ou trois de nos chiens périrent ainsi, déchirés par leurs compagnons, et nous eûmes l'occasion d'en sauver un grand nombre.
Ils nous étaient peu attachés et obéissaient moins encore. Ils ne craignaient que le fouet et l'eau. Dans les régions froides où ils vivent, l'eau gèle immédiatement sur leur corps lorsqu'ils se mouillent et forme une cuirasse qui paralyse tous leurs mouvements. C'est ce qui explique pourquoi ils ont instinctivement si grand peur de l'eau. Ils aboyaient facilement lorsqu'ils voyaient un ours ou un oiseau, et souvent aussi sans aucune raison. Quelquefois pendant la nuit on entendait un hurlement, que l'un d'eux répétait seul pendant quelques instants, et qui était suivi d'un chœur auquel prenait part tout le reste de la bande. Le concert durait des heures, dirigé par celui qui avait hurlé le premier, puis cessait comme il avait commencé, sans cause apparente. Ils se livraient surtout à ces manifestations bruyantes lorsqu'ils étaient seuls. La présence d'un homme suffisait pour les faire taire. » (pages 43 - 45)

« Pendant la marche, la santé des hommes avait été excellente; Cagni seul avait eu l'index de la main droite gelé pour la troisième fois, et le docteur croyait qu'il serait nécessaire de lui amputer une partie des os de ce doigt. Les chiens avaient fait preuve de beaucoup de vigueur, et aucun d'eux n'était mort de maladie. On n'en avait ramené que sept, parce que les autres avaient servi à nourrir leurs compagnons et, dans les dernières semaines, avaient été aussi la seule nourriture des hommes. » (page 157)

« Avec ces 25 degrés nous restons dans la tente sans souffrir; j'écris comme un vrai sybarite, la moitié du corps hors du sac. Je fais mon travail de Pénélope: le décompte des rations de pemmican. La diminution graduelle des vivres à traîner; la réduction consécutive des bêtes dont le nombre à garder peut varier encore suivant l'état possible de la glace et la longueur éventuelle des marches; la transformation successive d'une unité qui mange, en rations qui sont mangées; tous ces éléments font du problème du pemmican un passe-temps toujours nouveau. Mes calculs me rassurent: au milieu du mois de juin, nous pourrons avoir encore douze chiens bien nourris. C'est plus qu'il n'en faut, car à cette époque, si nous ne sommes pas encore de retour à la cabane, nous commencerons à mourir de faim. » (page 226)

« Ce soir, nous avons immolé Jason, un de n'os meilleurs chiens, que ses camarades avaient cruellement maltraité. Le choix de la victime devient tous les jours plus désagréable et plus difficile: d'abord, nous avions sacrifié les chiens les plus faibles, puis les plus paresseux, enfin ceux qui avaient la mauvaise habitude de manger les harnais; maintenant il faut faire notre choix parmi les bons, au milieu de compagnons auxquels nous nous attachons davantage, à mesure que leur nombre diminue. Les survivants n'ont pas les mêmes 'scrupules que nous, et déchirent à belles dents une viande dont naguère ils ne voulaient pas. » (pages 230 - 233)

« Une assez bonne étape nous remonte le moral; et pourtant notre état d'âme est bien différent de ce qu'il était il y a un mois. Alors nous ne parlions que de bombance à faire avant d'arriver à la cabane; aujourd'hui, nous nous demandons s'il faut réserver notre pemmican et faire cuire de la viande de chien ou faire cuire le pemmican et manger ensuite le chien cru. Nous avons fait quatre milles dans la journée; c'est la moyenne à laquelle nous devons nous habituer, un minimum d'ailleurs auquel il faut nous tenir, car dans onze jours nous en serons à notre dernier morceau de pemmican, à notre dernière goutte de pétrole.
Mardi 5 juin. - Nous avons avancé de trois milles aujourd'hui! Le pemmican, que nous ne faisons plus bouillir pour économiser le pétrole et que nous avalons délayé dans un peu d'eau, me rappelle l'infusion de peau de renne et de lichens dont se composaient les derniers repas des survivants de l'expédition Greely. Nous souffrons beaucoup de la soif et nous nous ingénions à empêcher l'eau de geler dans nos gourdes.
[...]
Vendredi 8 juin. - Il faut envisager froidement la situation: nous avons encore 25 kilogrammes de pemmican et huit chiens; c'est de quoi ne pas mourir de faim avant un mois. Puisqu'il semble désormais impossible d'avancer vers l'est, nous irons vers le sud; la dérive nous poussera sur l'île Harmsworth ou l'île Albert-Édouard et de là, en suivant la côte du Prince-Georges et en traversant la glace du canal Britannique, nous atteindrons l'île Northbrook.
[…] Nous mangeons pour la première fois la cuisse d'un chien, viande dure et fade que nous nous efforçons de trouver excellente. Pour nous procurer de l'eau, nous usons comme combustible de graisse de chien dans laquelle nous plantons un morceau de toile en guise de mèche. L'eau sort de la casserole toute noire, avec une odeur écœurante ; mais nous en avons à discrétion. » (pages 265 - 266)


Les rapports sur le climat sont généralement structurés en trois parties. D'abord le détail des mesures de température et leur situation actuelle dans des séries historiques longues; ensuite l'établissement d'une causalité carbonique au changement, parfois élargie à d'autres gaz; puis l'ébauche d'un avenir conséquent. Le rapporteur consciencieux d'impliquer son lecteur peut adjoindre le mode opératoire d'un quotidien conforme aux contraintes.

Le réchauffement est avéré. L'influence humaine récente est probable à quatre-vingt-dix pour cent. Cependant l'espace, le temps, et le moi compliquent la représentation et le contrôle du risque, qui évolue, avec des effets de seuil, de manière exponentielle selon le degré d'élévation de température. L'horizon est à cent ans, mais la réaction doit être immédiate. Une hausse modérée a quelques effets positifs, mais les pays pauvres sont les plus touchés par les effets négatifs, et les moins à même d'en corriger les causes.

Il est impossible de réformer une civilisation sur une génération. De bouleverser ses habitudes alimentaires, son économie, sa fiscalité et son droit, son rapport à l'espace, à l'énergie et au temps, ses réflexes tribaux, sa foi en l'avenir et dans la technologie, son éthique, quand la majorité de ses individus peine à s'acquitter d'un loyer ou d'une traite mensuelle pour son logement, à nourrir et à éduquer ses enfants, à conserver son emploi salarié.

Cassandre avait prédit la belle Hélène et la chute de Troie, le danger du cheval de bois, sa propre mort et celle de son maître, Oreste matricide, et les autres choses. La lucidité est mal servie quand elle finit par avoir raison sur le pire. L'avenir qui nous est promis est riche en catastrophes. En France: compétition pour l'eau, déplacement des terroirs, anéantissement des glaciers, surmortalité estivale, confrontation aux phénomènes migratoires. Mais un climat un peu plus favorable à l'agriculture, si l'eau est disponible à l'irrigation, et une mortalité inférieure en hiver. Ailleurs: augmentation du niveau des océans (aux dépens des villes côtières: New York, Venise, Bangkok; des Pays-Bas; des deltas des grands fleuves: le Nil, le Bangladesh; des îles basses: les Bahamas, les Maldives, Tuvalu), des événements climatiques extrêmes plus fréquents (cyclones, inondations fluviales et côtières), une modification du régime des précipitations, une modification des rendements agricoles, la retraite des glaciers, une augmentation de la portée de certains vecteurs de maladies, la disparition de nombreuses espèces.

Comment représenter ce risque, si distant dans le temps, et dans l'espace, sans que la violence nous bloque sa perception? Le nounours est menacé de disparition d'ici à vingt ans. Simplicité, clarté, proximité, tous éléments efficaces en matière de communication. Et ce qui d'ordinaire me peine de conformisme et de moralité pourrait bien servir cette stratégie de persuasion de l'humanité. Ça, et la disparition concomitante du pétrole, comme l'augmentation du prix du tabac est une bonne nouvelle au fumeur.

Finalement, ce récit d'expédition ne m'apporta pas tant le souffle de l'aventure que le réconfort d'un décalage. Si les cinquante ans qui me séparaient du Monde du silence dataient à ce point les mœurs de l'époque, les termes de notre consommation d'énergie finiraient peut-être par devenir incongrus avant qu'il en coûtât trop.

Par ordre décroissant, voici les 3 principales sources individuelles de consommation d'énergie fossile:
  • La consommation de viande rouge
  • Les voyages en avion
  • La circulation en voiture
Dans un pays où l'électricité est d'origine nucléaire, le reste est dans l'épaisseur du trait. Débrancher sa télévision ou la laisser en veille ne changera rien si toute la famille passe les fêtes de Noël aux Bahamas. Chaque transaction est une subvention énergétique, et chaque ouverture du portefeuille un vote. Pour les productions locales ou chinoises, de saison ou des tropiques, de qualité ou méprisant le consommateur, et son avenir.


Notes
  1. Expédition de l'Étoile Polaire dans la mer Arctique 1899 - 1900, Louis Amédée de Savoie, duc des Abruzzes, traduit de l'italien et résumé par M. Henry Prior, Hachette, 1904. Gravures: 1, 2, 3, 4.

  2. Tous les oiseaux d'Europe, Jean C. Roché, CD, Frémeaux & Associés, (1990) 2007. CD 2, piste 63. « Labbe parasite / Arctic Skua / Stercorarius parasiticus. Cris et parades de 2 couples. »

  3. Le Monde du silence, Jacques-Yves Cousteau et Louis Malle, 1955, 86 min., Palme d'or 1956 du Festival de Cannes, Prix Méliès, prix du meilleur film étranger au National Board of Review, Oscar 1957 du meilleur long métrage documentaire.

Ressources

dimanche 1 juin 2008 – 22:31

Piques à la torpeur


Traduction des passages qui m'ont marqué, du livre de Susan Sontag, Regarding the Pain of Others (Penguin, 2003). Dessous en marron, le texte original cité, et une part de l'iconographie mentionnée, en gris.

« Au cœur des perspectives modernes, et de la sensibilité éthique moderne, se trouve la conviction que la guerre, même irrépressible, est une aberration. Que la paix, même inaccessible, est la norme. Bien entendu, ceci n’est pas la façon dont la guerre a été perçue au cours de l’histoire. La guerre a été la norme et la paix l’exception.
La description précise de la façon dont les corps sont blessés et tués au combat est un paroxysme à répétition dans les histoires de l’Iliade. La guerre est vue comme une chose invétérée, que les hommes font sans se laisser décourager par l’amoncellement de souffrance qu’elle inflige; et représenter la guerre en mots ou en images demande un détachement à toute épreuve. Lorsque Léonard de Vinci donne ses instructions pour la peinture d’une bataille, il insiste sur la nécessité pour les artistes d’avoir le courage et l’imagination de montrer la guerre dans toute son horreur. [...] Léonard suggère que le regard de l’artiste soit, littéralement, impitoyable. L’image doit épouvanter, et dans cette “terribilità” réside une beauté d’un genre difficile. » (pp. 66-67)

« C’est parce que, par exemple, la guerre en Bosnie ne s’est pas arrêtée, parce que les dirigeants ont déclaré la situation insoluble, que les gens à l’étranger se sont désintéressés des images terribles. C’est parce qu’une guerre, toute guerre, ne semble pas pouvoir être arrêtée, que les gens deviennent moins sensibles aux horreurs. La compassion est une émotion instable. Elle doit être traduite en action, ou elle s’atrophie. La question est : que faire des émotions suscitées, et de la connaissance transmise? Si l’on estime qu’il n’y a rien que nous puissions faire – mais qui est ce nous? – et rien qu’ils puissent faire non plus – et qui sont ces ils? – alors on commence à se lasser, à devenir cynique, apathique. » (p. 90)

« Partout, dans la discussion sur les images d’atrocité, il est devenu cliché de présumer qu’elles ont peu d’effet, et que leur diffusion relève d’un certain cynisme naturel. Quelle que soit l’importance accordée maintenant aux images de guerre, elle ne dissipe pas la suspicion qui subsiste sur l’intérêt porté à ces images, et sur les intentions de ceux qui les produisent. On trouve cette réaction aux deux extrémités de la balance: chez les cyniques qui n’ont jamais vu la guerre, et chez ceux qui endurent la souffrance de la guerre, las d’être photographiés. » (p. 99)

« Signaler un enfer n'est pas, bien sûr, nous dire comment sortir les gens de cet enfer, comment apaiser les flammes de l’enfer. Pourtant, il semble vertueux en soi de faire reconnaître, et d’avoir développé la perception de l’étendue des souffrances infligées par la cruauté humaine, dans ce monde que nous partageons. Celui qui s’étonne toujours de constater l’existence de la dépravation, qui continue d’être désenchanté (voire incrédule) lorsqu'il est confronté aux preuves de ce que les hommes sont capables d'infliger de macabre, de méticuleusement cruel à d’autres hommes, n'a pas atteint l’âge adulte dans la maturité morale ou psychologique.
Nul n’a le droit, passé un certain âge, à ce genre d’innocence, de superficialité, à ce degré d’ignorance, ou d’amnésie. » (p. 102)


(iconographie)
  • (décapitation biblique) Le Caravage, “Judith décapitant Holofernes” (1598), huile sur toile (145 x 195 cm), Galleria Nazionale d'Arte Antica, Rome. Cette large reproduction de la toile provient du site Web Gallery of Art.

  • (décapitation biblique) Le Caravage, “Salomé reçoit la tête de Saint-Jean-Baptiste” (1607-10), huile sur toile (91.5 x 106.7 cm). National Gallery, Londres. La reproduction du tableau provient du site de la National Gallery.

  • (décapitation biblique) Le Caravage a peint (au moins) trois tableaux de “David avec la tête de Goliath”: 1601 (huile sur toile, 110 × 91 cm, Museo Nacional del Prado, Madrid), 1606 (huile sur bois, 91 × 116 cm, Kunsthistorisches Museum, Vienne), et 1610 (huile sur toile, 125 × 100 cm, Galleria Borghese, Rome). Consulter le site Art and Bible pour quelques détails supplémentaires.

  • Hendrik Goltzius, “Le Dragon dévorant les compagnons de Camus” (1588), 253 x 318 mm, d'après un tableau de Cornelis van Haarlem (gardé à la National Gallery de Londres). La reproduction provient du site de R.E. Lewis & Daugther.

  • Titien, “L’écorchement de Marsyas” (1575-76), Musée de Kroměříž, République Tchèque.

  • Jacques Callot, “Les Misères et les Malheurs de la Guerre” (1633). J'ai retrouvé dix-8 de ces gravures (je ne sais pas combien il y en a précisément) sur fulltable.com: 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18.

  • Hans Ulrich Franck, 25 gravures de soldats tuant des paysans (vers la fin de la guerre de trente ans, 1643-1656). J'en ai retrouvé une ici, dans le livre de David Kunzle, From Criminal to Courtier: The Soldier in Netherlandish Art 1550-1672, publié en 2002.

  • Goya, “Les Désastres de la Guerre” (séquence numérotée de 83 gravures, réalisées entre 1810 et 1820, et publiées en 1863, trente-six ans après sa mort). J'en ai trouvé 6 sur le site hérésie.com: 1, 2, 3, 4, 5, 6.

  • Roger Fenton, le premier photographe de guerre (Crimée, 1855): “The Valley of the Shadow of Death”, trouvée sur le site du Getty Museum de Los Angeles.

  • Jeff Wall (1992), “Des soldats morts parlent (Une Vision après une embuscade d'une Patrouille de l'Armée Rouge près de Moqor, Afghanistan, Hiver 1986)”, Diapositive dans une boîte à lumière (229 x 417 cm). Je recommande une visite du site de la Tate Modern sur l'œuvre du photographe.

  • Finalement, n'étant pas la police, et au mépris de l'autocensure, signalons que l'intégralité de l'essai de Susan Sontag est repris sur ce blog (Nhu Huy), coupé en deux parties: la première partie, et la seconde.

(texte original)

« Central to modern expectations, and modern ethical feeling, is the conviction that war is an aberration, if an unstoppable one. That peace is the norm, if an unattainable one. This, of course, is not the way war has been regarded throughout history. War has been the norm and peace the exception.
The description of the exact fashion in which bodies are injured and killed in combat is a recurring climax in the stories in the Iliad. War is seen as something men do inveterately, undeterred by the accumulation of the suffering it inflicts; and to represent war in words or in pictures requires a keen, unflinching detachment. When Leonardo da Vinci gives instructions for a battle painting, he insists that artists have the courage and the imagination to show war in all its ghastliness. [...] Leonardo is suggesting that the artist’s gaze be, literally, pitiless. The image should appall, and in that terribilità lies a challenging kind of beauty. » pp. 66-67

« It is because, say, the war in Bosnia didn’t stop, because leaders claimed it was an intractable situation, that people abroad may have switched off the terrible images. It is because a war, any war, doesn’t seem as if it can be stopped that people become less responsive to the horrors. Compassion is an unstable emotion. It needs to be translated into action, or it withers. The question is what to do with the feelings that have been aroused, the knowledge that has been communicated. If one feels that there is nothing ‘we’ can do – but who is that ‘we’? – and nothing ‘they’ can do either – and who are ‘they’? – then one starts to get bored, cynical, apathetic. » p. 90

« It has become a cliché of the cosmopolitan discussion of images of atrocity to assume that they have little effect, and that there is something innately cynical about their diffusion. As important as people now believe images of war to be, this does not dispel the suspicion that lingers about the interest in these images, and the intentions of those who produce them. Such a reaction comes from two extremes of the spectrum: from cynics who have never been near a war, and from the war-weary who are enduring the miseries being photographed. » p. 99

« To designate a hell is not, of course, to tell us anything about how to extract people from that hell, how to moderate hell’s flames. Still, it seems a good in itself is to acknowledge, to have enlarged, one’s sense of how much suffering caused by human wickedness there is in the world we share with others. Someone who is perennially surprised that depravity exists, who continues to feel disillusioned (even incredulous) when confronted with evidence of what humans are capable of inflicting in the way of gruesome, hands-on cruelties upon other humans, has not reached moral or psychological adulthood.
No one after a certain age has the right to this kind of innocence, of superficiality, to this degree of ignorance, or amnesia. » p. 102


vendredi 2 mai 2008 – 18:48

En route


Le passager du couloir groupa avec les deux siens le livre que j’avais posé sur son siège, le temps de ranger le blouson et le sac à dos dans le compartiment cabine. Je le lui laissai, que je me faufile vers le hublot, il ne m’avait pas vu l’envoyer là. Passés quelques instants je lui demandai de me le rendre; la passagère entre nous reconnut qu’elle s’attendait à ce qu’on le réclame; je dis qu’il pourrait l’avoir dès que je l’aurais bientôt fini et, lui qui refusa, elle dit sans élision qu’elle, par contre –

Le temps du voyage passa. Je lus moins que je ne dormis. Elle recommanda d’autres titres qu’elle avait lus, en particulier Blood Meridian. Elle dit que le style de l’écrivain, sans décevoir son goût, inquiétait sa lecture, taquinée par la rareté de quelques mots. Que l’homme refusait de parler de ses livres. Il était mécanicien. Les lecteurs les plus fervents conduisaient jusqu’en Alaska, au prétexte de lui confier leur voiture, pour mieux parler de ses livres, et lui bien sûr, ne leur parlait que de leur voiture. Elle n’a sans doute pas dit Alaska mais, partant pour les Alpes tyroliennes, le blanc de la neige et le gris des cendres, l’aridité de la lande et son hostilité m’auront détourné du Nouveau Mexique.

« Once there were brook trout in the streams in the mountains. You could see them standing in the amber current where the white edges of their fins wimpled softly in the flow. They smelled of moss in your hand. Polished and muscular and torsional. On their backs were vermiculate patterns that were maps of the world in its becoming. Maps and mazes. Of a thing which could not be put back. Not be made right again. In the deep glens where they lived all things were older than man and they hummed of mystery. » (*)
The Road, Cormac McCarthy, Picador, 2006


Seule, Flore Flora passa le week-end à Paris, pour son rendez-vous de la première échographie française de Lulu. Depuis le scan anglais la semaine précédente, nous avons adopté ce nom qu’Élodie lui donne, faisant un croche-patte au doux sobriquet de troll que j’avais pour lui. Alors que je marchais vers le sommet enneigé du mont Stubaier, l’opérateur dessinait des photos de Lulu: écrire, échographie de la main droiteses mains, de ses joues, et projetait à l’écran monochrome le motif de son cœur qui bat. Seul, et dans la restriction qui dure encore en avril, je ne croisai personne durant l’ascension ralentie par mon manque d’exercice et la neige qui couvrait le sentier, gelée par endroits, dès mille-6-cents mètres, et mon équipement sommaire d’été ne distrayait pas mon attention de l’effort. Je faisais de grands tours par la zone de plus grande pente pour contourner les plaques de glace et la neige quand je pouvais m’enfoncer jusqu’aux cuisses, tempérant la précaution et l’élan. Aller aussi loin que j’étais capable d’aller, ne laissant pas la peur juger du danger, mais la montagne me montrer sa limite. Parfois, je voyais l’homme et l’enfant marcher sur la route, je pensais à Joe Simpson racontant son ascension terrible dans les Andes péruviennes, je sentais la vie de mon enfant entrer dans la mienne. Quand il fut temps de reconnaître où le chemin s’arrêtait pour moi, humble devant la neige et la pente mes seules chaussures de marche aux pieds, je bus de l'eau, mangeai des céréales, et je pris une photo surexposée de neige et de lumière d’où les nuages perçaient à peine, avant de redescendre sur mes pas.



(*) Autrefois, il y avait des truites dans les torrents de montagne. On pouvait les voir immobiles dans la rivière ambrée où les extrémités blanches de leurs nageoires flottaient doucement au gré du courant. Dans la main, elles sentaient la mousse. Brillantes, musclées, se contorsionnant. Sur leurs dos on trouvait des motifs vermiculés qui formaient des cartes du devenir du monde. Des cartes et des labyrinthes. D’une chose qui ne pouvait pas être remise. Qui ne pouvait pas être rectifiée. Dans les profondes vallées où elles vivaient, toute chose était plus vieille que l’homme, et vibrait de mystère.

(photos) Lulu: la grenouille, la bulle, tenir, le feu, écrire.

(photos) Stubaier: 1, 2, 3, 4, 5

(carte) Randonnée vers le mont Stubaier.

jeudi 13 mars 2008 – 12:03

En revanche


Tous les Anglais auxquels nous en avons parlé, ou les étrangers installés depuis quelques années à Londres, nous ont demandé si nous allions à Jersey pour y placer de l’argent, ou organiser une défiscalisation. Au retour, lors des contrôles de sécurité d’usage à l’aéroport – comme à Paris, expatriant ma bibliothèque, les Douanes m’avaient demandé solennellement “transportez-vous des devises?” –, l’agent me demanda de vider intégralement le contenu de mon sac à dos, probablement alarmée, sur son écran d’inspection infra-rouge, par la présence de deux livres dont nous avions fait l’acquisition sur place: le Guide rouge Michelin pour la Grande-Bretagne et l’Irlande, et In search of Perfection, reinventing kitchen classics, d’Heston Blumenthal. En descendant de l’avion, le vendredi soir, nous avions pris un exemplaire de chacune des brochures touristiques, dont la plupart promettaient des merveilles gastronomiques auxquelles nous n'étions pas préparés. C’est le lendemain, après un petit déjeuner complet à l’anglaise, le gras du bide emmailloté dans la laine, enserré par un blouson garni des plumes d’oies dont j’avais mangé le foie engraissé pour un repas de Noël, que je réalisai, écoutant en voiture l’invitée d’une émission radio de la BBC locale qui présentait son organisation de la semaine du goût, que j’avais tort de n'attendre rien des îles Anglo-Normandes qu'une insularité, et la vue sur la mer ou les côtes de France, si le ciel maritime changeant nous l'avait permis ce week-end-là.

Occupés à faire des tours dans notre Fiesta de loc, nous n’avons pas vu passer l’heure de la soupe. Le Baron Philippe de Rullecourt débarqua à La Rocque le 6 janvier 1781, en retard pour la fête. Il avait compté sans le temps capricieux et les abords de l’île difficiles, et manqua les libations et la messe de minuit. C’était pourtant sa deuxième tentative de conquête, 2 ans après celle du Prince Charles de Nassau-Siegen, soldat de fortune comme lui, dont il était le second, et dont Beaumarchais était un créditeur abondant. Louis XVI finançait l’opération du Baron dans l’espoir que les Anglais seraient divertis de Gibraltar, où on les cognait aussi. Il lui promit le grade de général et le gouvernement de l’île, s’il en prenait le contrôle. Des 2-mille hommes embarqués, mille-2-cents survécurent à Noël; 7-cents mirent pied à terre, et 6-cents faits prisonniers. La balle qui tua Rullecourt lui brisa d’abord la mâchoire, alors qu’il jetait le gouverneur anglais à sa suite au milieu des moustiques. Une nuit de ruse, 30 minutes de bataille.

Mort du Major Pierson, John Singleton Copley, (1783; Tate Gallery, Londres; photo Wikipedia)Après le port de La Rocque, nous passâmes quelques heures au château Mont Orgueil, et dans l’atelier de la poterie jersiaise, sur laquelle sont assez peints pour nous creuser l’estomac les poissons, les fromages et les légumes de Richard Bramble. Ce qui, entre autres choses, nous assura d’être en retard pour le service des restaurants que les guides mentionnent. Ou, qu’ornés des étoiles de la gloire, ils fussent complets. Aux pieds du château, Gorey jetait son port et ses terrasses. Flore Flora avait murmuré le nom de la ville plusieurs fois comme une incantation au souvenir de sa visite enfant. Pour ma part, le sort m’avait juste installé au volant d’une fiesta, comme mes parents dans mon avant-mémoire. Ils avaient de nombreuses fois rendu compte à la table de famille de cette aventure du goût, où la sauce à la menthe en accompagnement de leur agneau bouilli, et l’omelette sucrée qu’on m’apporta au dîner, figuraient au pinacle. Je m’assis pour déjeuner en couple dans le restaurant du Dolphin Hotel, sur le quai de Gorey.

C’est le dimanche que la réputation d’un restaurant familial s’établit, et nous étions bien tombés pour en subir les honneurs. Nous entrâmes au cœur de la salle sans être accompagnés, et convoitâmes sans équivoque la seule table disponible, à côté de l’œnothèque, pas trop loin du bar, dans le coin le plus écarté de la sortie. La faim nous avait coupé les oreilles et bandé les yeux. La seconde d’hésitation du serveur, entre dogue italien surveillant sa cour, et accueil cordial, suffit à désaffecter notre intention première d’apprécier ce repas. Tirés de notre torpeur, Flore Flora me surprit en se levant chercher le menu qu’on ne nous apportait pas. Je trouvai malappris de souligner ainsi les défauts du service, surtout avant que nous eussions mangé. Ce qui nous donna matière à dispute pour le quart d’heure suivant, dont le serveur semblait avoir eu besoin avant de prendre la commande, où le vin et l’eau minérale donnèrent un peu d’onctuosité à ses âpres manières. Il nous apporta, plus rapidement qu’il le ferait pour les plats, une corbeille de pain chaud, fraîchement sorti du congélateur. Nous fîmes des sandwiches beurre-poivre en attendant de se partager l’entrée de crevettes en pâte à filo et la sauce aigre-douce.

L’estomac reposé, nous nous tournions davantage vers la table voisine. La plus âgée des filles y passait le temps de l’adolescence dans le noir. Le corps avachi sur sa chaise semblait glisser de peine sous la table, le visage à l’ombre de ses mains opaques qui lui cachaient sa honte. La benjamine, en face d’elle, plongeait ses doigts boudinés dans le plat de frites et les assiettes autour. La vieille tante se chargeait de remplir chaque instant d’attention, et de focaliser celle des autres enfants sur la gamine. Le petit monstre était la gargouille de la tribu, si bien qu’elle avait gonflé d’appétit plus qu’à son âge. L’attente fouettait nos sens et remplissait nos oreilles. Soudain derrière moi, un rot satisfait de bière et de pain résonna 4 tables à la ronde. Les 6 coquilles Saint-Jacques sortirent des cuisines menottées au bacon du supermarché. Au four, le lard avait fondu jusqu’aux cuisses de ces belles noix, qui flottaient comme le chapelet d’écueils aux abords de La Rocque. Flore Flora triait sa sole et mangeait ses légumes. Le serveur, qui passait par là pour nourrir le monstre, s’arrêta un instant pour voir si c’était bon. Je grommelai l’inaudible yes qui nous en débarrasserait, alors que j’avais passé la demie heure précédente à me lamenter les pieds dans l’huile du gâchis de telles Saint-Jacques. Il revint débarrasser les assiettes et, voyant les tranches qui restaient, demanda: « Vous n’aimez pas le bacon? J’aurais pu faire sans. » Mon silence criard accablait mes capacités linguistiques, qui clamaient qu’elles n’eussent jamais pu nous faire passer le cap de bonne compréhension.

Nous payâmes la note en liquide, et le prix d’usage au service.


Appendice
(1) Carte de Jersey, agrémentée d'adresses conseillées
(2) Récit historique (côté britannique) du Révérend Alban Ragg, A Popular History of Jersey, 1896: extrait 1, 2, 3, 4, 5.
(3) Récit historique (côté français) d'Auguste Vacquerie, Les Miettes de l'histoire, 1863.
(4) Les deux restaurants étoilés de l'île: Océan, dans l'Atlantic Hotel, et Bohemia.

jeudi 14 février 2008 – 06:44

Un dîner mémorable


Il m’est difficile de dissocier notre dîner à l’Atelier de Joël Robuchon, il y a quelques semaines, d’un autre dîner, dont les répercutions tinrent la presse britannique en haleine pendant toute la seconde moitié de l’année passée.

L’été anglais a été marqué par une forte pression médiatique, dont la spirale atmosphérique souffla sans discontinuer sur un village du Sud portugais jusqu’au temps des vendanges. La disparition d’une petite fille de quatre ans désamorça le scandale des bulletins météorologiques hors saison, rappelant les dangers de quitter son île pour braver ceux de l’exposition au soleil. Ce fait divers remue encore, parfois même jusqu’à retrouver la première page d’un journal gratuit de transports en commun, alors que des bourgeons nouveaux aux arbres effeuillés par l’hiver se préparent déjà à éclore. Pendant que les passants se repaissaient de ce mystère sur le chemin du travail, un clerc de la chancellerie portugaise dut s’en faire pour la popularité touristique de son pays auprès des Britanniques, d’ordinaire si friands du climat méditerranéen. On s’adjoignit les services d’une agence publicitaire qui peaufina une série d’affiches idoines, racontant un parcours de golfe avec vue sur la mer.

Un matin de banlieue sur le quai de notre gare, pour célébrer la promotion professionnelle de Flore Flora, nous décidâmes de réserver pour le soir deux couverts au restaurant d’un cuisinier exceptionnel. J’avais d’abord pensé à Heston Blumenthal (The Fat Duck) et à Gordon Ramsay, formé par Robuchon, ou à des tables plus exotiques comme celle de Nobu (Matsuhisa) ou l’Hakkasan d’Alan Yau; mais JR –comme l’appelle Flore Flora–, put nous recevoir le soir-même. Ce n’est pas notre pain quotidien, et l’évocation de telles adresses conserve la magie d’une promesse subtile, d’un raffinement délicatement voilé par les brumes de l’inaccessible. Nous avons débarqué les pieds en dedans, pour faire local et pas très fiers, après avoir siroté une coupe de champagne dans un bar d’à côté, dont la bière et l’alcoolisme n’étaient pas le fond de commerce. L’accueil fut cordial, et la constance du service au long du dîner. Ils appellent «découverte» les dix plats du menu de dégustation, que nous choisîmes. Loin d’un décor bourgeois chic, JR a opté pour un design nouveau siècle, une couleur musicale easy listening et des tons espagnols noir et sang, attablant ses convives au comptoir, un mètre à peine distant de la cuisine ouverte où s’affairent, en silence et précis, une dizaine de seconds, rôtisseurs, et commis qui découpent, saisissent et assemblent les portions de plats pétulants, au rythme des « chef, chef, chef » des serveurs qui donnent les commandes.

Le golfe et l’après-midi sur une plage de l’Algarve conviennent bien à la représentation de la villégiature. Cependant, je comprends mal l’intention de l’accroche magnifique qui achève l’affiche : «To be continued... at an unforgettable dinner» À suivre... lors d’un dîner inoubliable. L’ironie d’une telle conjonction touche au sublime. Peut-être faut-il préciser que l’enfant disparut alors que ses parents dînaient au restaurant, à deux cents pas de sa chambre. Cette affiche cristallisa en moi l’unité de la disparition de Madeleine, des dîners en ville, et du soleil portugais, ce que six mois d’inondation médiatique n’étaient pas parvenus à réaliser.

L’Atelier notre premier dîner de dégustation dans une galerie d’art culinaire, les commentaires à suivre ne seront pas étalonnés. Nous avons pris deux verres d’un jeune vin rouge, de Bourgogne je crois, dont j’ai bêtement oublié de noter le détail, et une bouteille d’eau minérale pétillante italienne. C’est exiger beaucoup d’un vin qu’il accompagne seul un tel menu.

.. amuse-bouche
crème de foie gras, avant les entrées – servie dans un de ces petits récipients à la mode qui sont hauts comme deux dés à coudre transparents, et larges comme une petite cuillère – des tartines de pain ficelle tranché grillé en accompagnement

.. velouté de potiron à la crème de lard fumé
l’assiette est préparée au moment du service – de petits cubes de potiron non mixés et des morceaux fins de lard sont disposés au fond du bol et le serveur les inonde de quelques mouvements circulaires du pot individuel de velouté – ce qu’a préféré Flore Flora, reine de la soupe

.. tourteau, dans une gelée acidulée, à l’avocat
le coulis de tomate séchée veut apporter la vivacité à l’émietté de crabe et à la purée d’avocat – mais le service, dans un bol assez étroit, ne favorise pas le mélange des saveurs et des textures, stratifiées, trop endormies, ou d’une acidité dissonante – je trouve ce plat déséquilibré, mais j’aimerais voir ce que procure une disposition non contrainte, dans une assiette

.. œuf cocotte à la crème légère de champignons des sous-bois
truffe, sous-bois et œufs sont heureux en ménage – la question de la cuisson de l’œuf, surtout, m’a retenu l’œil

.. foie gras poilé aux fruits d’automne et gingembre
douceur délicate du coing en pomme au four, dont la fermeté sert bien celle du foie qui, poêlé, perd sa texture grasse et se raffermit pour atteindre à celle plus courante du foie de veau passé le rosé – le gingembre, bien sûr

.. noix de saint-jacques cuite en coquille au beurre d’algues
démembrée du coquillage et privée de son orange corail, une belle noix, gisant dans sa coquille sur une mer de sel de Guérande, que le serveur nous recommanda de ne pas manger, comme le font certains clients mal avisés

.. blablabla, servi avec une pomme purée truffée
commençons par le moins important : caille farcie au foie gras et caramélisée, élégamment exécuté, mais – s’arrêter sur la purée, matrice absolue de toutes les purées, perfection de texture et de saveur, présentée dans une délicieuse cocotte individuelle en fonte

.. agneau en côtelettes dorées à la fleur de thym
après la purée truffée, la terre pouvait s’arrêter de tourner, j’aurais mangé ces patates jusqu’à dégouliner en attendant ma mort, ayant vu la lumière, ayant trempé mon doigt dans la gamelle d’un dieu – mais tout le monde s’en foutait et on continua de nous gaver – Flore Flora, elle, était bloquée sur la soupe, et goûtait plus au contenant qu’au contenu de ma jolie cocotte – je m’enfilai ma part de ses irréprochables côtelettes, et finis sa purée en me retenant à grand peine de lécher son assiette

.. sorbet au citron vert et basilique
c’est sans doute pour son acidité que les Anglais badigeonnent leurs frites d’un filet plus ou moins raffiné de vinaigre – le sorbet citronné vint rafraîchir l’estomac après le marathon du gras – un bel équilibre, sans pencher dans l’acidité, ni dans la douceur, un élan de fraîcheur, la caresse du basilique

.. fondant au chocolat
comme il existe un adage chez les directeurs de service informatique, selon lequel personne ne s’est jamais fait virer pour avoir acheté IBM, comment reprocher une finale chocolatée au maître pâtissier? – ce fut pourtant un plat de trop pour nous – à décharge, l’équilibre du menu est conçu autour d’un choix entre la caille et la côtelette, que nous avons partagés

.. dé/café express ou thé, servi avec un bonbon caramel maison

La cuisine d’art, c’est être aussi heureux à table que quand on croyait encore en dieu, même quand on vous présente la note.

jeudi 24 janvier 2008 – 06:29

Drôle de croyance


Alors que je feuilletais un dictionnaire du langage vicieux du dix-neuvième siècle, musique pop aux oreilles en signe de l’irrévérence des temps, je trouvai une expression archéologique de mes lamentations quotidiennes. Louis Platt de Concarneau, ancien professeur, écrit dans son Dictionnaire de 1835 (1):

« ANGLAIS

Ce mot, dans le sens de créancier, ne se trouve ni dans le Dictionnaire de l’Académie, ni dans nos dictionnaires les plus récens. Cette omission, que nous ne pouvons regarder comme volontaire, pourrait faire croire à beaucoup de personnes que le mot anglais ne doit pas être ainsi employé; mais, comme il a pour lui un usage de quelques siècles, attesté par Borel et le Dictionnaire de Trévoux, et prouvé par des exemples pris dans nos vieux auteurs, nous croyons être suffisamment autorisé à en faire emploi.»


Il cite ensuite presque mot pour mot le Dictionnaire universel françois et latin (1732), dit de Trévoux (2):

« ANGLOIS, f.m. Créancier fâcheux. Moleftus crediter. La puissance redoutable des Anglois en France, & les ravages qu’ils y firent pendant les longues guèrres entre Philippe de Valois, & Edouard III pour la fuccéssion à la Couronne, après la mort de Charles le Bel, donnèrent lieu à cette éxpreffion. Le peuple appela Anglois tout créanciér trop dur, & trop préffant. Marot s’en eft fervi dans ce fens. Pafquér attéfte qu’on le difoit encore de fon tems, & il apporte ces vèrs adréffez au Roi François I par Guillaume Cretin.

Et aujourd’huy je fais folliciter
Tous mes Anglois, pour les reftes parfaire,
Et le payement entiér leur fatisfaire.

C’eft encore ce qui fait dire à Marot dans un rondeau, qui commence par,

Un bien petit de près vous me préffez,

Et qu’il adréffe à un homme à qui il devoit de l’argent.

Je ne veyons Anglois de voftre taille.»


Même citation de Cretin, puis de Marot, dans le Dictionnaire des termes du Vieux François de Borel (3), et une analyse assez similaire de l’étymologie:

« Il faut que ce mot fois demeuré en France depuis qu’elle fut prife par les Anglois, lefquels eftant riches eftoient les feuls qui pouvoient prefter aux François fubjuguez, leur preftant de leurs propres biens.»


Le dictionnaire de Le Châtre (4), et celui de Bescherelle (5) qui ne varie que d’un poil, font chanter les mêmes alouettes:

« Créancier, créancière, et surtout créancier dur, difficile. Cette acception du mot anglais est un souvenir de la domination des Anglais en France. Il retrace l’idée qu’on s’était faite de la dureté avec laquelle les Anglais usaient de la victoire en vexant les Français par des contributions particulières et générales, en leur faisant acheter la paix à des conditions ruineuses, et nécessairement mal exécutées.»


Le Trésor de la Langue Française, lui, cite enfin une source différente, avec le roman Pierre Grassou (1840). Balzac, évidemment. À qui d’autre que lui laisser le soin de faire luire les créanciers? L’année suivante, un manuel anglais de tir à l’arc (6) reprend l’expression “J’ai payé tous mes anglois”. Pour l’auteur du manuel, l’expression illustre sans doute la gloire de l’Angleterre, et l’habileté inégalée des archers anglais. Une vingtaine d’années plus tard, dans les Curiosités de la littérature, Isaac D’Israeli écrivit une version enrichie de l’étymologie de l’expression.

« Quand un Français veut laisser entendre qu’il a réglé ses dettes à ses créanciers, le proverbe dit J’ai payé tous mes Anglais. Ce proverbe remonte au temps où notre Prince Noir fit prisonnier Jean, le roi français. Des impôts furent levés pour payer la rançon du roi, et celle de beaucoup de nobles français. Le peuple français a ainsi perpétué la gloire militaire de notre nation, et l’idée qu’ils s’en font, en faisant des Anglais un synonyme de leurs créanciers.» (7)


De 1532 à 1840, de Marot à Balzac, trois-cents ans de bon sens. Que sont nos proverbes devenus? Laissons Marot finir, avec son Rondeau à un Créancier.

Clément Marot, «Rondeau à un Créancier», l'Adolescence clémentine, 1532

Notes:

(1) Platt, L., Dictionnaire critique et raisonné du langage vicieux ou réputé vicieux, ouvrage pouvant servir de complément au "Dictionnaire des difficultés de la langue française" par Laveaux.

(2) Dictionnaire universel françois et latin, contenant la signification et la définition tant des mots de l’une & de l’autre Langue, avec leurs différens ufages, que des termes propres de chaque Etat & de chaque Profeffion. La Defcription de toutes les chofes naturelles & artificielles; leurs figures, leurs efpeces, leurs ufages & leurs proprietes. L’explication de tout ce que renferment les Sciences & les Arts, foit Libéraux, foit Mécaniques. Avec des remarques d’érudition et de critique. Le tout tiré des plus excellens Auteurs, des meilleurs Léxicographes, Etymologiftes & Gloffaires, qui ont paru jufqu’ici en differentes Langues. M. DCC. XXXII.

(3) Dictionnaire des termes du Vieux François, ou trésor de recherches et antiquités gauloises et françoises. Par M. Borel, Confeiller & Médecin ordinaire du Roy. Nouvelle édition, augmentée de tout ce qui f’eft trouvé de plus dans les Dictionnaires de Nicot, Monet, & plufieurs autres. A Paris, M. DCC. L.

(4) Maurice La Châtre, Nouveau Dictionnaire universel, 1865.

(5) M. Bescherelle aîné, Dictionnaire National, ou dictionnaire universel de la langue française, 1856.

(6) The Book of archery, being the complete history and practice of the art, ancient and modern, interspersed with numerous interesting anecdotes, and an account of the existing toxophilite societies, by George Agar Hansard, Gwent bowman. London: Henry G. Bohn, York Street, Covent Garden, 1841.

(7) Curiosities of Literature, Isaac & Benjamin Disraeli, 1858. “The Philosophy of proverbs”, p. 387: « When a Frenchman would let us understand that he has settled with his creditors, the proverb is J'ai payé tous mes Anglois: “I have paid all my English.” This proverb originated when John, the French king, was taken prisoner by our Black Prince. Levies of money were made for the king's ransom, and for many French Lords; and the French people have thus perpetuated the military glory of our nation, and their own idea of it, by making the English and their creditors synonymous terms. »

(8) « Rondeau à un créancier », dans l'Adolescence clémentine, Les Œuvres Poétiques que Clément Marot de Cahors en Quercy, Valet de Chambre du Roy, composa en l’âge de son Adolescence (1532).

« Un bien petit de près me venez prendre,
Pour vous payer: Et si devez entendre,
Que je n'eus onc Anglais de votre taille.
Car à tous coups vous criez baille baille,
Et n'ai de quoi contre vous me défendre.

Sur moi ne faut telle rigueur étendre,
Car de pécune, un peu ma bourse est tendre,
Et toutefois j'en ai, vaille que vaille,
Un bien petit.
Mais à vous voir (ou l'on me puisse pendre)
Il semble avis, qu'on ne vous veuille rendre
Ce qu'on vous doit, Beau sire ne vous chaille
Quand je serai plus garni de cliquaille,
Vous en aurez, mais il vous faut attendre.
Un bien petit. »


jeudi 10 janvier 2008 – 07:32

Nodosité


Bande originale: Matthew Dear, «Deserter», Asa breed (Ghostly, 2007)



Gérard Larnac, d’une question bossue un dimanche matin il y a quelques semaines sur son blogue, tentait de dire son prix de servir cette maîtresse. Qu’as-tu risqué de ta vie pour la littérature? Quand as-tu mis pour elle ta tête sur le billot? Et le refaire? Je cite en substance, me permettant une paraphrase asséchée. Il me semble que le contexte est celui de( se)s commentaires laissés sur les blogues, et des répliques (contrariantes) qu'ils suscitent aux autres lecteurs. Finalement, après avoir pesé les différentes interprétations possibles, je ne peux m’empêcher d’y lire une querelle galante. Comptoir de pub branché musique à fond. Des mâles, la mâchoire en érection, se dressent la poitrine comme des femmes de joie pour courtiser des paysans endimanchés. Je me moque de savoir ce qu’a coûté de sueur, ou d'amputation, la qualité. L’honnête femme saura juger. C’est bon ou pas; travail ou pas. Fallait-il autrement comprendre qu'écrivant, il voulait se rallier ceux qui écrivent, ceux qui en savent le prix? Qu'il en faudrait un pour en comprendre un autre?

– La fille d’à côté dans l’Eurostar, l’oreille au téléphone et la main libre finissant le dessert qu’on vient de lui apporter, ne cesse de se matouiller la mèche dans sa glace ou la mienne, grillant à chaque fois mon rictus en coin Stella Artois, puis elle finit son Elle. –

Je suis quelques nodules de ce type du graphe littéraire. On y prépare une belle relève aux querelles du papier, qu’internet se contente de prolonger pour l’instant. Les blogues sont les nouvelles revues littéraires. Même si nous sommes loin encore de the Paris Review, de la NRF ou du Matricule des Anges, ils rôtissent quotidiennement le flux de sédiments déposés dans mon agrégateur. Là s’y installe la proximité de voix soufflées ou criées derrière les portes du pays nouveau de l’or et du hasard. J’attends avec impatience les photos de 1-pic, ou de Bruno Lévi, la réaction d’Assouline et celle de François Bon ou, mieux, leurs étonnements, la chronique de Pisani et le commentaire-sciences po d’Attali; j’oublie que j’habite Londres. Enfin, peut-être, habitons-nous la même planète, l’un en Californie, l’autre en Allemagne ou ailleurs, imbibés de littérature, de technologie, de politique ou de photographie. Qu’importe le sujet, pourvu qu’il y ait la proximité, que s’installe l’habitude et se libère la voix. Que jaillisse l’heureux hasard.

– La fille d’à côté s’est levée pisser son Merlot, et m’a vu évaluer son cul quand elle s’est assise; elle a passé cinq minutes les jambes et les bras croisés, lisant l’Economist; maintenant ça va mieux, elle recommence à vérifier sa présence dans nos glaces, entre quelques appels moins fréquents. –

Bien sûr il faut râler. Sur quelques pratiques blogueresques à contre-sens. Le sédiment partiel vient en pôle position; celui qui ne diffuse que les premières lignes de sa chronique, obligeant le lecteur à visiter son site s’il a aimé le ver au bout de l’hameçon. Suivant environ quatre-vingt blogues, je mords rarement. La chronique qui n’en finit pas, comme celle de Sollers, est assez emmerdante aussi. Les données dont je dispose à propos de Sans Blogue indiquent que la durée moyenne de la visite traîne autour des 3 à 4 minutes. Autant dire qu’il me faut éviter de déborder les mille mots. Je ne crois pas avoir fini de lire un seul texte de Sollers. Il me semble qu’au-delà d’une certaine longueur, la chronique n’en est plus une, et la convention de lecture est rompue. Il y a une tension à trouver entre la fraîcheur de la proximité, et l’incontinence. Le danger d’une publication trop fréquente, l’érosion de la rareté littéraire, du scandale d’un style, l’indigence orthographique, syntaxique, le relâchement du scalpel.

– On dit sans discernement que les gens ne lisent plus, mais la fille d’à côté s’est enfilée un Biba, un Elle, l’Economist, et le Financial Times (non, je plaisante, c’étaient les Échos), et moi j’ai lu Gala, en moins de temps qu’il en faut à un aveugle pour traverser Londres en train un dimanche de travaux –

La plupart des blogues rangés au rayon littérature sont des fiches de lecture. Une alternative pauvre à la critique papier. Cela permet la publicité, de payer les frais, mais n’attise pas vraiment ma curiosité. J’ai déjà accumulé tellement de livres à lire. Et je dois me coltiner à nouveau le corpus grec, et les réécritures des Atrides et de l’Orestie, pour le Banquet des gueux. Il existe des sites fournissant les chiffres du trafic des blogs les plus visités. D’après ce que je comprends, Wikio serait une référence francophone. La république des livres et le Le tiers livre sont en tête de la section littérature, le blogue d’Assouline 16e au classement général. Qu’on ne prenne aucune peine à y trouver Sans Blogue.

– Mon grand-père aurait dû attendre pour vendre ses Napoléon. «Pétrole et or se situent à un niveau record. L'once d'or a atteint 863,11$ jeudi matin. À 861,10$ hier, l'once avait pulvérisé son record historique (850$) qui datait de janvier 1980, au moment du second choc pétrolier et de la Révolution iranienne. L'or sert de valeur refuge dans un contexte de tensions inflationnistes et de baisse du dollar. La hausse du pétrole renforce aussi le caractère de valeur refuge de l'or. Le pétrole a attaqué hier l'année en fanfare, en touchant le seuil symbolique des 100$ le baril, du fait de tensions géopolitiques accrues et de la faiblesse persistante du dollar.» (Le Monde, jeudi 3 janvier 2008) –

jeudi 6 décembre 2007 – 13:42

Furieusement drôle


La vie à Londres, à l’approche des fêtes de fin d’année, n’a rien d’exotique. Le même rafraîchissement de l’air, la même décoration des devantures, les mêmes fourberies du soleil, et l’éclairage ribambelle des rues commerçantes, le même empire des marchands sur les bipèdes qu’à Paris, Hambourg, Dublin, Barcelone, Stockholm, New York, San Francisco ou Milan. Et ma carte Visa qui vient d’arriver à expiration le premier décembre. J’avais pourtant bien appelé le call center en Inde pour m’assurer que ça n’arrive pas, et l’on m’avait confirmé que ça n’arriverait pas, qu’une carte de remplacement serait envoyée avant l’expiration de la présente, bien avant, même. Bien après, elle n’est toujours pas là. J’ai rappelé la veille de la date d’expiration, après avoir, par le site web de la banque, envoyé un email resté sans réponse. On m’a confirmé que rien n’avait été fait, mais que l’on ferait bien quelque chose cette fois. L’injection chaleureuse de l’assurance d’un confort retrouvé eu raison de la résonance du gong de frustration. L’univers s’accorde pour m’empêcher de communier avec mes semblables, et relancer la croissance de l’économie. Les autorités, en décembre, ferment l’accès d’Oxford et de Regent street à la circulation motorisée, laissant la fièvre acheteuse se répandre librement à travers les rues, et les zombies déterminés se presser d’une console de paiement à l’autre, marchant, les épaules conquérantes, derrière leur carte bleue comme derrière un gros chien qui tire sur sa laisse. La plupart des affiches de publicité projettent des merveilles matérielles, délaissant l’image de beautés étranges en bikini sur des plages lointaines. À Noël, la promesse d’une semaine de sexe à se faire bronzer le cul au soleil n’est pas dans la droite ligne des traditions occidentales de majorité chrétienne. Alors nous collons des parfums de myrrhe et des aspirateurs au pied du sapin.

Le week-end dernier, Flore Flora et moi-même sommes allés à Bluewater, prétendument la plus grande galerie commerciale d’Europe, à l’Est de Londres, une demi-heure de train. Autant le dire tout de suite, nous n’y avons trouvé aucun des cadeaux prévus, même si, heureusement, nous avons eu la chance de dépenser de l’argent. C’est comme dans les magasins d’usine aux prix sacrifiés: rien ne sert d’y aller avec une liste de courses à faire, il est vain d’espérer y trouver quoi que ce soit d’utile. C’est probablement pour ça qu’ils divisent les prix par des nombres entiers naturels, pour nous inciter à acheter et cette paire de godasses et cette doudoune rose ou jaune fluo, qu’on mépriserait au prix normal dans les rues commerçantes habituelles, et qui susciteront d’amers remords dès qu’on les aura vus le lendemain pendus au placard. Un lendemain de cuite nauséeux sans les détriments de santé. J’ai entendu dire que les taux de suicide baissaient sensiblement en période de Noël, au profit d’une hausse de la consommation d’antidépresseurs. Bluewater, c’est grand. Et qu’on se rassure, les prix n’y sont pas réduits. Quelques vêtements donc, rien dont nous ayons eu besoin, la troisième saison de la série Dr House, et une console de jeu à brancher sur la nouvelle télévision haute définition, assortie de quelques jeux “bute-les tous”. Deux manettes de jeu, ce qui est très optimiste de ma part. Potentiellement, j’ai perdu vingt ans. Sans compter que, n’ayant pas le football pour conversation à la machine à café, je m’offre le luxe d’un sujet main stream. Les jeux vidéo sont l’un des grands vecteurs de la pop culture; lancés comme des films produits par Hollywood, certains titres sont aussi fameux chez les intellectuels, que le meilleur d’Ingmar Bergman dans les cercles branchés d’adolescents plus ou moins retardés. Ou le contraire. Littérature, cinéma, séries télévisées, internet, musiques pop rock, classique et jazz, et maintenant jeux vidéo, merde, toute production de contenu m’assoiffe. À part peut-être MTV.

De retour en train, quatre contrôleurs sont montés dans notre wagon, bien loin de la zone pour laquelle nous avions des billets. L’un d’entre eux s’attarda sur notre cas, décidé à comprendre la raison pour laquelle nous nous étions éloignés de notre parc à huîtres habituel sans en avoir le sauf-conduit. Nous présentâmes ingénus les abonnements hebdomadaires inappropriés. D’où venez-vous? De Blouwatère. Nous allons vers le parc à huîtres. Pourquoi, ça va pas la zone, là? Il dit que nous étions à dix stations de la zone couverte par l’abonnement, de l’air de dire qu’on le prenait vraiment pour un cave. Ah! mais moi aussi, j’ai l’art de prendre les gens pour des cons. Vous êtes pas d’ici vous. Ban non, qu’on est en vacances, qu’on a fait les courses pour la Noël. Ouais, c’est bien ce que je me disais. J’aurais bien cru que c’était plus cher ici pourtant– Là, j’ai eu peur qu’il s’imagine encore que nous nous moquions de sa gueule. Comme c’était le cas. Il a dit que nous devions payer le ticket modérateur ou un truc comme ça, qui nous laissait toujours économiser l’aller, que nous avions aussi grugé. J’ai eu un coup de chaud brusquement, réalisant que je n’avais qu’une carte anglaise pour le payer. Dans mon meilleur français, je demandai à Flore Flora si elle avait du cash, ou qu’elle présente sa carte française. Il lui rendit la monnaie sur le billet de cinq, et j’en fus quitte pour réviser un jugement précédent que j’avais noté sur ma coquille saint-jacques électronique. Ce jojo-là contredisait ma vision du contrôleur en lie de l’humanité. Comprenons-nous bien, je n’en suis pas à dresser des listes de castes, et à ventiler les individus de l’une à l’autre selon leur travail salarié. Dans mon échelle de valeurs, les clochards, les anars, les bâtards et les fils de putain sont mes frères. J’aspire à leur dignité. Je leur dois ma colère. Autant d’étoiles du Nord de la nécessité du doute et du questionnement permanent comme hygiène de vie, ils m’éclairent sur l’enlisement dans l’absurdité des codes sociaux pâteux. Auprès d’eux, je rêve que je vomis mes chaînes. Ce sont mes seigneurs. Face à eux, la figure du contrôleur. Froid, qui n’a pas froid, ne questionnant guère l’application de la procédure. Un lundi matin, trois contrôleurs bloquaient l’accès aux quais aux personnes sans billet. Leur comportement était exactement celui des barrières mécaniques qui gardent l’ensemble des stations ferroviaires de la ville. Ce matin-là, j’ai écrit une comparaison de l’humanité et du vin sur mon bloc-notes électronique. Toute profession est bonne à faire, mais j’enrage devant le spectacle d’un homme amputé de son jugement par la répétition quotidienne d’actes indignes d’être confiés à un être humain. Les tâches automatiques ne laissant qu’une place marginale à la liberté d’esprit doivent être abandonnées à des automates, assistés d’agents administratifs sensés fondés à outrepasser les règles, ou à les appliquer avec humanité. Rien de pire qu’un homme qui montre une face de robot.

Le titre de cette chronique provient de l’extrait d’une critique citée au dos du dvd de Mike Binder, Les Bienfaits de la colère, que nous avons loué en rentrant du centre commercial. Et qui, non content de sa médiocrité, n’est en rien que ce soit drôle. Avec Kevin Costner et Joan Allen. Chacun son prozac.

jeudi 22 novembre 2007 – 05:34

Paul, II


Dans cette petite copropriété, les voisins louaient. Paul et Sarah avaient acheté, eux. Location au rez-de-chaussée, qui travaillait la nuit à l’infirmerie d’un hôpital voisin. Depuis peu, un an et demi deux ans, pas mal de travaux à faire. Le voisin posait ses questions polies, avant d’avoir à remporter les boîtes, les empiler dans son salon. Paul lui proposa une bière, qu’il refusa au prétexte que. Sarah aida à son aise, à ce moment-là, les voir tous s’agiter lui rendait le repos difficile, outre l’attente de son premier enfant. Une fois les derniers sacs déposés et l’affaire réglée avec les déménageurs, Paul demanda au voisin s’il voulait lui montrer sa terrasse, dont Suzanna avait fait partager les frais au trio de la copropriété. Elle l’avait faite installer en prolongement d’une véranda en demi-étage, entre le salon et la chambre privative du haut, mais l’aménité en restait discutable dans l’attente d’une rambarde, dont les voisins avaient pris soin d’exiger l’installation à courte échéance, en faisant reprendre les termes courants de leur contrat de location. Paul laissa entendre son amertume aux voisins, sans insister au point qu’ils dussent feindre la gêne de goûter le fruit de l’impudence de leur proprio. Il espérait qu’ils comprissent le culot dont Suzanna était capable, s’en préviennent peut-être, et l’aident à le faire de quelque faveur anodine, au besoin. Le voisin reconnut qu’il n’avait rien à boire d’accessible immédiatement, ou qui fût en état d’être vraiment apprécié, qu’ils pussent offrir à Paul ni à sa femme, ce à quoi Paul ajouta que le moment ne semblait guère choisi, quoi qu’il en eût été autrement. On se quitta ravi d’avoir de si bons voisins, et d’avoir vécu une telle aventure urbaine. Il fut convenu qu’on se reverrait autour d’un apéritif, une fois que la poussière du déménagement serait aspirée, les cartons pliés, les vêtements pendus, le réfrigérateur garni, les livres et les disques rayonnés, chez les uns ou chez les autres, afin de se remercier ou de mieux se connaître, grignoter des saucisses knacki, se goinfrer d’une gêne qui ne ferait pas long feu, de noix de cajou et de pistaches, foutre des miettes de chips au poivre vert ou au vinaigre sur la moquette ou sur le parquet composite, et boire des bières et des jus de fruit à la vodka.

Un soir de week-end, alors que l’automne s’était installé depuis plusieurs semaines et que les feuilles viraient aux ocres sous l’air fraîchissant des journées déclinantes, la maison d’à côté s’invita dans leur réalité commune. Un homme, ou un vieil adolescent demeuré chez sa mère, hurlait son mécontentement à une personne silencieuse. Sarah se faufila doucement le cou entre les épaules et fronça les pommettes pour se boucher les oreilles en se croisant les bras sur le ventre. Paul pressa le silence sur la télécommande de la télévision. Il était difficile de distinguer le propos de la colère à travers le mur du salon. À cours d’idée sur les mesures à prendre et las d’espérer que le couteau cesse son assourdissant frottement de la porcelaine, il rétablit le son et augmenta le volume, que l’irruption de vie se fonde dans le magma des ondulations télédiffusées. Soudain, un bris de vitre suivi d’un bris de verre en contrebas, saisissant leur attention crispée, stimula Paul à se lever vivement du canapé. Rétrospectivement, il se dirait qu’il était allé vérifier qu’aucun malheur n’était survenu. Une canette de bière avait été balancée par la fenêtre fermée d’un appartement de la maison d’à côté, et s’était pulvérisée dans la petite cour qui donnait sur la rue. Le calme était alors revenu, et ne serait plus troublé de la soirée. Il entendit au dessus de sa tête le vantail de la fenêtre coulisser le long du châssis et réfréna l’envie de manifester la communion de l’événement avec les voisins. En la refermant, les contrepoids de sa fenêtre à guillotine sonnèrent leurs petites cloches contre le bois du dormant.

Paul fit bouillir l’eau du tilleul et la versa dans les tasses en mélangeant le sucre. Ils iraient se coucher une fois qu’ils auraient terminé de boire l’infusion. Sarah dit que l’une des voisines était venue les inviter à l’apéritif, qu’elle l’avait remerciée bien que la date proposée ne leur convienne pas. «Ce week-end-ci n’est pas une bonne idée, avait-elle répondu, et aucun des soirs de la semaine suivante ne seront mieux, Paul est en déplacement professionnel.» Elle avait promis d’en parler avec lui pour tenter de trouver une meilleure date, qui ne tombe pas un soir d’examen avec l’obstétricien, ou un week-end de visite familiale. Ils avaient tellement tardé pour les inviter, après l’aide qu’ils leur avaient offerte. Au fond, Sarah n’attendait rien non plus de ce voisinage, mais elle ne pouvait contenir une certaine déception, qu’elle avait le plus grand mal à énoncer clairement. Ce n’était pas une attente de faveur, comme celle de Paul; peut-être davantage une proximité humaine en dehors de son couple, qui agrémente le quotidien cloîtré de son attente de Georges. Peut-être l’attente de son fils avait-elle transpiré sur le reste de sa vie, créant des attentes de liens plus profonds avec les êtres qui gravitaient à ses côtés. L’ennui trouble l’articulation des pensées et désamorce l’élan. Elle avait constaté que sa garde-robe s’était dépeuplée de ses vêtements préférés, et se retranchait dans des choix qui n’en étaient plus, essentiellement habillée d’un pantalon de survêtement gris et de larges tee-shirts blancs portant l’inscription d’universités auxquelles ni elle ni Paul n’étaient allés, ou de produits commerciaux qu’ils ne consommaient pas. Ce n’était pas une grossesse médicalement difficile. Elle avait cessé de se demander si elle l’était sur le plan personnel, se disant qu’elle faisait dans sa vie la place nécessaire à son fils, alors qu’elle existait déjà.

jeudi 8 novembre 2007 – 05:56

Paul, I


Paul n'entendit pas son fils Georges avant de se lever. Pas loin de six mois qu'il avait maintenant. Il regarda Sarah, repliée à trois quarts sur le ventre, ramener la couette vers elle dans un demi-sommeil, pour célébrer sa possession du lit. En moins d'un an il avait rejoint le clan à la mode de ceux qui donnaient des noms de vieux à leurs enfants. Sa femme dormait encore. Il s'approcha l'embrasser sur la joue, agenouillé au bord du lit, puis quitta doucement la chambre pour la cuisine. Il mit le percolateur sous pression et choisit sa capsule de café. Un peu de lait, très peu de sucre, il tourna la cuillère dans la tasse sans y penser, le jour se lève, la rue n'est pas très passante. Il sortit une tranche de pain blanc du congélo et la fit rôtir dans le grille-pain. C'était là son petit-déjeuner, il étendait le beurre du bout du couteau, tranchait le toast en deux triangles et les mangeait debout entre deux gorgées de café au lait. Il entrait dans sa journée de travail en silence, se remémorant les tâches qu'il s'était fixées à accomplir la veille avant de quitter le bureau.

Il laissa la tasse à sécher sur l'égouttoir, et essuya les miettes du bar. Il fit couler la douche, que l'eau arrive de la chaudière avant de quitter son tee-shirt, et se brossa les dents. Il réservait ses chemises la veille et, pas qu’il en ait tellement plus que d’autres, déterminait la cravate au matin, rouge celui-là. Il frotta le bout fleuri de ses derbys avec un chiffon marqué de noir, avant de les chausser. Il aurait bien aimé vendre une de ses méthodes d’anglais aujourd’hui, c’est pour ça qu’il avait mis le costume anthracite. Il vérifia qu’il avait bien replacé les contrats dans la serviette, et ressortit celui qu’il avait signé la semaine dernière. C’était un bon contrat, l’institutrice avait pris le temps de l’écouter, elle changerait de méthode à la rentrée prochaine. Il boucla la serviette. Dans l’embrasure de la porte, il regarda Georges un instant, on distinguait à peine sa respiration. Il boutonna son manteau d’hiver, et ferma la porte de l’appartement. Les voisins n’étaient pas encore levés.

Ils avaient débarqué un soir de la semaine, quelques mois avant la naissance de Georges. Un camion s’était arrêté dans la rue, des fermetures de portes, la sonnette à côté avait drinné. Puis rien. Paul avait regardé le camion par la fenêtre pendant quelques instants et les avait vus discuter. Ils donnaient des coups de fil à répétition, et tout le monde regardait en l’air vers l’appartement du dessus. Il sentait bien que ça commençait à s’enliser. Puis il avait entendu la sonnette du dessous, et la sienne, et était descendu ouvrir. Bonsoir, – un gars, deux meufs, deux déménageurs –, Bonsoir, vers les huit heures. Nous sommes les nouveaux voisins – des Italiens, et des Australiens pour les déménager. Les Australiens sont les déménageurs bretons anglais. Nous sommes les nouveaux voisins, et nous devons emménager ce soir, mais la propriétaire, qui devait nous remettre les clés, les a laissées sur la table du salon sans nous attendre, et le gars de l’agence est sur messagerie, peut-il les laisser aller voir la porte de leur appartement? Il leur montra le crochet au mur pour maintenir la porte de la maison ouverte, et remonta chez lui.

Sarah finissait de débarrasser la table, et il commença la vaisselle, pas trop envie d'un café ce soir. Elle préférait le thé, mais n’en buvait plus qu’une ou deux tasses depuis le début de sa grossesse, jamais après le déjeuner. Bien envie d’un truc quand même – il fit sauter la capsule d’une bière. Elle se tint devant la fenêtre pendant qu’il racontait les voisins et leur histoire de clé. Ils entendaient des allers-retours dans les escaliers, puis les déménageurs ne semblèrent plus vraiment s’en faire, et les filles avaient disparu. Paul mit la télé en marche, hésitant entre un documentaire animalier et le résultat des épreuves de sélection d’un concours de cuisine amateur. Sarah n’y prenait pas d’intérêt, et il devenait plus sensible aux légères inflexions de son silence qu’au reste. On pourrait leur proposer de commencer à monter leurs affaires dans le salon, dit-il peu avant d’éteindre. Les déménageurs dînaient d’un sandwich, pendant que les voisins attendaient le serrurier avec du coca et des biscuits digestifs.

Ils avaient hésité un instant, mesuré l’avantage de l’effort à l’embarras d’entasser le camion dans un salon inconnu, mais l’élan des déménageurs pressés de mettre un terme à leur journée de travail avait fini par décider le groupe, mieux valait s’activer un peu dans les escaliers en attendant le serrurier, que trépigner devant la porte en regardant tourner l’heure et croître le prix de l’immobilité sur la facture – bien rempli le camion, avec ça. Des boîtes, et des boîtes et des boîtes; une bonne douzaine de cartons chacun sur lesquels des intitulés en italien étaient écrits au marqueur, ou en anglais quand on devait comprendre le poids du contenu, ou faire attention à ne rien briser. Pas beaucoup de meubles ceux-là. Paul et le voisin avaient déplacé la table, repoussé le canapé près des fenêtres, et la caravane de boîtes en carton avait commencé de s’ébranler en silence dans les escaliers. Au moins il n’y avait qu’un étage à monter, et à six ce serait assez rapide. Le serrurier arrivait une demi-heure plus tard, pour crocheter la serrure de sécurité avec sa radiographie des poumons. Il sembla peiner plus qu’il en avait l’habitude, échappant à plusieurs reprises l’un des pênes qu’il venait de libérer de sa gâche lorsqu’il s’attaquait au suivant. Le voisin le raccompagna à sa voiture, saisit la facture et remit le liquide. Cette fois, l’homme avait probablement mérité son tarif douloureux, adouci par le soulagement des voisins. Paul allait enfin voir cette terrasse.

jeudi 1 novembre 2007 – 08:00

Intéressant


Lorsque je fis relire Flora 90 à mon ami JG, il m’incita à en extraire l’usage de l’adjectif “intéressant”, et d’étendre cette purge du texte à toutes les désinences de l’intérêt. Sans lui demander d’explication détaillée, je sentis qu’il avait raison, que ce radical d’intérêt n’avait pas sa place dans mon ventre. Cette absence lourde sur mon ventre, ton absence lourde sur mon ventre, n’était pas le fait d’une disparition d’éléments comptables. Évidemment, aucune suite totalitaire ne fut donnée à cette recommandation, et il reste quelques emplois mineurs parsemés au long du texte. Mais cet événement opéra un marquage radioactif sûrement indélébile, qui en laisse l’usage gênant depuis. Lisant un article de Susan Sontag intitulé «Controverse sur la beauté», je suis tombé sur son analyse de l’emploi d’intéressant, que je traduis ici.

« Intéressant, c’est quoi? Dans la plupart des cas, c’est ce qu’on n’a pas encore trouvé beau (ou bon). Comme Nietzsche le fait remarquer, les malades sont intéressants. Et ceux qui sont mauvais. Qualifier quelque chose d’intéressant suggère un défi de l’ancien ordre élogieux. C’est un jugement qui brigue au moins l’ingéniosité, voire l’insolence. Les experts de “l’intéressant” – dont l’antonyme est “ennuyeux” – préfèrent le choc à l’harmonie. Le libéralisme est ennuyeux, déclare Carl Schmitt dans La notion de politique, écrit en 1932. (L’année suivante il adhère au parti national socialiste.) Une politique menée selon des principes libéraux n’est pas dramatique, ou conflictuelle, elle manque de saveur. Alors qu’une politique forte, autocratique – ou une guerre – sont intéressantes.

« L’usage prolongé de “l’intéressant” en tant que critère de valeur a, forcément, affaibli son pouvoir transgressif. À l’insolence vieillie, il ne reste plus vraiment que le dédain pour les conséquences des actions et des jugements. Quant à la véracité de l’attribution, on n’en parle même pas. On dit de quelque chose que c’est intéressant précisément pour ne pas avoir à se départir d’un jugement de beauté (ou de bonté). L’intéressant est maintenant surtout une notion consumériste, contraint d’élargir son champ d’attribution: plus les choses deviennent intéressantes, plus le marché est en expansion. L’ennui – en tant qu’absence, que vide – suggère son antidote: le recours frivole, vidé de sens, à l'intéressant. C'est une manière bien peu concluante d'éprouver la réalité.

« Pour enrichir cette perception déshéritée, on aurait à reconnaître l'éventail complet de l'ennui: la dépression, et la fureur (le refoulement du désespoir). Ensuite, on pourrait chercher à travailler sur un éventail complet de l'intéressant. Mais on ne voudrait probablement plus dire de cette qualité de la perception – de la sensibilité –, qu'elle est intéressante. »

En version orginale:

« What is interesting? Mostly, what has not previously been thought beautiful (or good). The sick are interesting, as Nietzsche points out. The wicked, too. To name something as interesting implies challenging old orders of praise; such judgments aspire to be found insolent or at least ingenious. Connoisseurs of “the interesting”–whose antonym is “the boring”–appreciate clash, not harmony. Liberalism is boring, declares Carl Schmitt in The Concept of the Political, written in 1932. (The following year he joined the Nazi Party.) A politics conducted according to liberal principles lacks drama, flavor, conflict, while strong autocratic politics–and war–are interesting.

Long use of “the interesting” as a criterion of value has, inevitably, weakened its transgressive bite. What is left of the old insolence lies mainly in its disdain for the consequences of actions and of judgements. As for the truthfulness of the ascription–that does not even enter the story. One calls something interesting precisely so as not to have to commit to a judgment of beauty (or of goodness). The interesting is now mainly a consumerist concept, bent on enlarging its domain: the more things become interesting, the more the market-place grows. The boring–understood as an absence, an emptiness–implies its antidote: the promiscuous, empty affirmations of the interesting. It is a peculiarly inconclusive way of experiencing reality.

In order to enrich this deprived take on our experiences, one would have to acknowledge a full notion of boredom: depression, rage (suppressed despair). Then one could work toward a full notion of the interesting. But that quality of experience–of feeling–one would probably no longer even want to call interesting. »

Susan Sontag, «An Argument About Beauty», in At the Same Time, essays and speeches, édité par Paolo Dilonardo et Anne Jump, publié par les éditions Hamish Hamilton, 2007.

jeudi 25 octobre 2007 – 08:27

Atlanta



La semaine dernière, j’ai passé quelques jours en voyage d’affaires dans une ville étrange. Ou plutôt, j'ai passé quelques jours étranges dans un voyage d'affaires. Atlanta est située au Sud-Est des États-Unis. C'est une ville superlative: le plus grand aquarium du monde, la plus grande peinture historique du monde, le siège de la plus importante chaîne d'informations du monde, la ville natale de la limonade la plus célèbre au monde. C'est, en somme, la ville la plus pop-culture du monde.
(Clic: une plus grande carte)

Je suis parti de l’aéroport de Gatwick à onze heures sur un vol direct. Train de 7h59 jusqu’à London Bridge, Gatwick Express, photos sur le quai à l’arrivée. Trop difficile de résister à la visée télémétrique du panorama ferroviaire sous la lumière du matin. Pfffuiiiiit! Pfffuiiiiit, pfffuiiiiit! Le chef de quai s’époumone à son sifflet policier. Je me retourne, personne d’autre sur le quai. Je sais qu’On n’apprécie guère la photographie sur les quais du métro. J’imagine qu’il en va de même sur ceux des gares clac je prends la dernière et m’empresse de ranger l’appareil dans le sac. “Vous êtes un homme très dangereux!” Hum, c’est un charmeur. Je demande quand même pourquoi. Les trains sont très, très rapides, dans les humpf humpf, humpf, pas l’air très sûr, il veut dire dans les cent cinquante km/h. Et j’ai dépassé la ligne jaune, le bout du quai. Étant donné le sens unique des voies de part et d’autre du quai sur lequel nous nous trouvons, que le temps est dégagé et qu’on voit arriver les trains à deux km environ, et que c’est précisément la direction et le sens dans lesquels je regardais, je me contente de lever les sourcils au plus haut et d’avancer poliment les yeux d’un millimètre ou deux. Perplexité, mais il pourra croire stupéfaction. À sa décharge, il ignore si je n’attends pas un train pour me balancer sur la voie. Il tourne les talons, j’emboîte son pas vers l’escalier mécanique. Pas de queue à l’enregistrement. Passons sur l’examen zélé par la compagnie aérienne de mon passeport, et les procédures de sécurité avant l’embarquement.

Ffffff (tenir le son pendant dix heures). Ça c’est l’avion. Je dirais même plus, ça c’est de l’avion: pas d'écran vidéo individuel, un programme vidéo commun, Harry Potter et compagnie, non merci. Je suis vraiment un sale gosse. Heureusement, j’ai de bons livres, et trois films stupides sur l’ordinateur. J’en regarde un, et nique une batterie. Puis j’entame The Intimate Adventures of a London Call Girl, de Belle de Jour, c’est un peu magique aussi, dans le sens érotique du terme; inutile de préciser la qualité du divertissement: je n’aurai pas besoin de l’autre batterie. Le chariot de bouffe s’arrête un moment dans l’allée. De l’autre côté, un père de famille avance la main, prend un biscuit et le cache sur ses genoux, sous la tablette abaissée. Il me regarde, je l’ai vu. L’hôtesse lui remet la boisson demandée, il refuse ses gâteaux. Rien de tel que l’autocensure pour révéler une éducation réussie. Après le déjeuner, assis aux toilettes, je note trois questions relatives sur le blackberry: “Combien de temps peut-on rester aux toilettes sans paraître grossier? Où est l'embarras de tirer deux fois la chasse? Est-ce malappris de chier en avion?” Comme d’habitude, le garde frontière me demande quelle est l’activité pour laquelle je viens aux États-Unis, quelle est l’entreprise qui m’emploie, si je suis riche, et s’il y a de la place pour lui dans cette entreprise. Pourtant, je réponds bien que je ne suis pas riche. Ils ne doivent pas me croire.

Je ne me plaindrai plus jamais des aéroports de Londres. À Atlanta, il faut aussi passer par le contrôle de sécurité et ôter ses chaussures pour sortir de l’aéroport. Ensuite, la sortie n’est indiquée nulle part. Les bagages sont rendus dans le hall de l’entrée, à la libre disposition de tous, en dehors de la zone sécurisée. Par contre, pour la même somme forfaitaire qui vous permet de dormir au bed&breakfast à Londres, on vous file une suite marbrée de 45 mètres carrés aux hôtels Twelve d’Atlanta. Je continue donc de lire les aventures d’une call girl à Londres, le meilleur prospectus qui soit pour vous faire contempler l’idée d’en appeler une ici. Le lendemain, réveil à 4h30, travail salarié dans la chambre jusqu’à midi. Le jour du seigneur c’est honteux de travailler, je sais. Puis bagnole de loc et errance rectiligne et perpendiculaire. Un peu de tourisme autour de l’intéressant local, le Cyclorama, la devanture du siège de CNN, quelques bouteilles de Coca plus grandes qu’un Yéti, promenade autour du musée d’art moderne, visite de l’aquarium, le mémorial Martin Luther King. Mardi, réunion de travail. Je m’éclipse le soir lorsqu’il est question d’aller dans un bar à danseuses, après le dîner de travers de porc épicé à la sauce barbecue. J’apprécie le cognac servi les seins nus, mais j’ai déjà fait l’expérience du strip tease salarié entre collègues lors d'un Noël d’entreprise au Stringfellows, et je trouve embarrassant d’avoir une érection en pleine réunion de travail. Atlanta, la ville où Margaret Mitchell crée Scarlett O'Hara et Rhett Butler. Mais Atlanta, pour moi, c'est surtout la ville où Martin Luther King est enterré.

Morehouse College Martin Luther King Jr. Collection

mercredi 17 octobre 2007 – 13:13

La nuit des renards


Trois ou quatre, elle n’est pas sûre. Le premier traversait le jardin derrière la maison au matin, au moment de faire le café. Elle savonnait la petite cuillère, lorsqu’elle vit les poils fous de sa queue s’éclipser furtivement derrière un arbre. Son étonnement restait intact après quelques années dans cette ville étrangère, qui lui livrait une plus grande proximité que sa ville natale avec la nature. Elle l’avait manqué, ne l’avait pas regardé dans les yeux, n’avait vu que sa queue en fuite. Un jour, en vélo autour de la maison, elle en avait passé un dans un fourré et elle avait fait demi-tour. Il était à l’arrêt comme attendant quelqu’un, et il la fixa droit pendant de longues secondes, avant de s’enfuir soudainement. Il lui semblait qu’on ne pouvait jamais vraiment déterminer leur couleur, que si vous les voyiez entiers, leurs yeux vous hypnotisaient et que leur queue vous submergeait dès qu’ils tournaient le dos.

Elle était assise derrière lui sur le scooter, pour rentrer après un dîner d’anniversaire. Il lui avait laissé sa chemise. Le froid pénétrait de plus en plus sûrement. La vitesse, la fatigue, l’angoisse de l’accident à cette heure de la nuit, de ne pas trouver un moyen de traverser le fleuve comme le tunnel était fermé, la réalité décalée de l’aéroport d’affaires dépeuplé, un renard. Puis un autre, peut-être. Son immobilisation stoppait la perception d’écoulement du temps, plus qu’une représentation photographique. C’était comme caresser une étoffe de satin, l’harmonie de ses mouvements contractait l’espace autour d’elle, le renard l’introduisait frissonnante à son monde. Elle accrocha fermement son sommeil autour de lui pour ne pas chuter. Le renard réchauffait de silence ses lèvres tremblant de froid. Elle en tournait la tête d’une seconde à l’autre pour sentir l’animal. Lorsqu’ils s’étaient trop éloignés, et qu’il l’avait perdue de vue, elle dit “oh! un renard, je crois”.

mercredi 10 octobre 2007 – 06:46

Entraînement


Je suis abonné à l’hebdomadaire Time Out London depuis quelques mois. C’est l’édition du programme culturel de la ville de Londres, à mi-chemin entre Télérama et le Pariscope, à la mode britannique. Autant vous le dire tout de suite, ça ne me sert pas à grand chose. Flore Flora rouspète régulièrement que nous devrions interrompre cet abonnement inutile, et que nous devrions aussi sortir davantage, d’ailleurs. Fair enough, diraient les Anglais. Mû par un désir d’étonnement, il me prend parfois d’en parcourir les 200 pages une à une, et de m’arrêter sur la présentation d’une exposition, d’un album, d’un spectacle, ou des frites d’un vieux restaurant resté à la mode. Mais la première chose que je fais en déchirant l’emballage plastique, c’est de lire une courte chronique qui s’intitule «How I write», à la page cinquante et quelques. L’éditeur du magazine convie chaque semaine un écrivain à (d)écrire sa façon d’écrire. À vrai dire, j’ignore quand a commencé cette série, mais j’en ai découpé 8 depuis cet été:

Andrew Holmes (25 - 31 juill., 550 mots)
Edward Docx (1 - 7 août, 500 mots)
Christopher Brookmyre (8 - 14 août, 450 mots)
Toby Barlow (29 août - 4 sept., 500 mots)
Matt Ruff (12 - 18 sept., 550 mots)
Ronan Bennett (19 - 25 sept., 450 mots)
Mark Billingham (26 sept. - 2 oct., 500 mots)
Simon Spurrier (3 - 9 oct., 375 mots)

La longueur médiane de la rubrique est autour de 500 mots, avec un écart type de 55. Et moi non plus je ne connais aucun de ces écrivains. Je me demande combien de semaines le magazine pourrait tenir sur les écrivains anglais, et s’ils doivent impérativement être des hommes, blancs. Il me semble que c’est avec Jacques Roubaud que j’ai commencé à m’intéresser aux routines d’écrivains, il y a une dizaine d’années, lisant «Dès que je me lève», dans Le grand incendie de Londres, puis Quelque chose noir :

«Dès que je me lève (quatre heures et demie, cinq heures), je prends mon bol sur la table de la cuisine. Je l’ai posé là la veille, pour ne pas trop bouger dans la cuisine, pour minimiser le bruit de mes déplacements.
[...]
Je verse un fond de café en poudre, de la marque ZAMA filtre, que j’achète en grands verres de 200 grammes au supermarché FRANPRIX, en face du métro Saint-Paul. Pour le même poids, cela coûte à peu près un tiers de moins que les marques plus fameuses, Nescafé, ou Maxwell. Le goût lui-même est largement un tiers pire que celui du nescafé le plus grossier non lyophilisé, qui n’est déjà pas mal en son genre.»


Le café lyophilisé joue une grande part dans ma routine matinale. Je me lève vers cinq heures, souvent avant la sonnerie du téléphone. Je ferme délicatement la porte de la chambre, puis allume la lumière du bureau et vais pisser, les yeux suintant de nuit. J’allume l’ordinateur, puis vais me préparer un arabica en poudre à la cuisine. Je prends la tasse dans le placard, toujours la même tasse blanche depuis que je suis à Londres, une cuillère de café bio de la marque Clipper, qui pratique le commerce équitable, puis une de sucre roux. La bouilloire fait un tel bruit sourd et inquiétant depuis que je l’ai détartrée que je crains toujours de réveiller Flore Flora. Mais le robinet d’eau chaude déclencherait la chaudière accrochée contre le mur de la chambre, et serait sans doute bien pire. Trois cinquièmes d’eau, le reste de lait, quelques tours de cuillère pour dissoudre le sucre et la poudre, je retourne au bureau.

Je me suis fixé une règle de publication pour cette chronique. Le jeudi vers midi, quoi qu’il arrive. L’hiver, et l’heure à laquelle ce flemmard de soleil se lève, ne me permettent pas de distraction du côté de la fenêtre. Si je suis confiant d’être à l’heure, que je me sens velléitaire, ou que j’ai en cours quelques livres qui se prêtent à une lecture fragmentaire, je peux en parcourir trois ou quatre pages pour m’imprégner de la prose d’un(e) autre et prendre position par rapport à son rythme. Les essais de Susan Sontag, et ceux d’Orhan Pamuk que je lis en ce moment en sont un bon exemple. Vient ensuite l’instant où je prends conscience qu’il est infiniment absurde de se réveiller à cette heure-là pour se gratter les fesses, alors je lance WriteRoom, un programme informatique minimaliste qui recrée l’environnement d’une machine à écrire, et m’isole du reste de l’ordinateur et de son univers intersidéral de distractions possibles. Fond noir et police vert fluo, tu rigoles, un pur stimulus.

Ça et le Petit Robert électronique. Ce serait un peu me couper les deux bras au niveau de l’épaule que de m’en priver: il reste toujours le nez pour taper sur le clavier, mais c’est disqualifiant au championnat du monde de dactylo à l’index gauche. Le seul usuel que j’utilise en version papier c’est le Grévisse, la plupart du temps en version presse-papier, parfois pour vérifier le bon usage de la virgule ou une connerie du genre. Je relis ce que j’ai écrit la veille, et je me lance dans les combinaisons de mots, à la chasse aux oscillations synaptiques, en sirotant mon café au lait. Pendant ce temps là, Flore Flora, et le jour se lève. Elle arrive par miracle jusqu’à la porte du bureau, les yeux dans les coins, la chapelure autour, comme moi, et après s’être salués elle demandera “t’as bien écrit”? Et l’heure du bilan sera douloureuse, où je ferai le compte des mots du jour en regardant le temps qui me reste avant la douche, et d’aller au travail salarié comme si de rien n’était.

mercredi 3 octobre 2007 – 16:06

Discours du sénateur Robert Kennedy au Club de la ville de Cleveland, le 5 avril 1968


Discours du sénateur Robert Francis Kennedy au Club de la ville de Cleveland (Ohio), le 5 avril 1968, à propos de la violence. Ce discours provient du communiqué de presse de l'époque, que je traduis ici de l’américain.

La veille, à Memphis dans le Tennessee, le Dr Martin Luther King Jr vient d'être assassiné. Bobby est en campagne, contre le président américain sortant Lyndon Johnson, pour l'investiture du parti Démocrate aux élections présidentielles de 1969, qu’il va probablement gagner. Les États-Unis sont en guerre au Vietnam depuis 4 ans, et 550 mille hommes y sont stationnés. La guerre coûte environ 25 milliards de dollars par an. Les émeutes dans les quartiers noirs sont repoussées à coups de garde nationale. L'assassinat du Dr King est le douzième assassinat majeur depuis le début de la lutte pour les droits civils des Afro-Américains, en 1963. Kennedy a été ministre de la Justice pendant le mandat de son frère. Il a été maintenu sous Johnson jusqu'à son élection en 1964, après laquelle il a démissionné, principalement à cause d'un désaccord sur la guerre.

«Honte et douleur. C'est un jour de honte, et de douleur. Ce n'est pas le moment de faire de la politique. J'ai prévu, pour le seul meeting de la journée, de vous parler brièvement de la menace stupide qu'opère la violence dans ce pays. La violence entache à nouveau l'Amérique, et chacun d'entre nous.

Ce n'est pas l'affaire d'une seule couleur. Les victimes de la violence sont noires, ou blanches, riches, ou pauvres, jeunes, ou vieilles, célèbres, ou pas. Ce sont, par dessus tout, des êtres humains, que d'autres êtres humains ont aimé, et qui leur manquent. Personne, où qu'il vive, quoi qu'il fasse, ne peut savoir qui sera la prochaine victime d'un de ces carnages absurdes. Et pourtant. Pourtant. Dans notre pays; parmi nous; ça continue.

Pourquoi? Est-ce qu'on arrive à quoi que ce soit par la violence? A-t-elle jamais créé quoi que ce soit? Aucun meurtrier n'a jamais stoppé la cause d'un martyr avec une balle. Aucune injustice n'a jamais été réparée par des émeutes et le trouble de l'ordre public. Un sniper n'est qu'un lâche, ce n'est pas un héros. Et la voix démente d'une foule incontrôlée, et incontrôlable, n'est pas la cause du peuple.

À chaque fois qu'un Américain prend la vie d'un autre Américain inutilement; que ce soit au prétexte, ou au mépris, de la loi; que ce soit l'œuvre d'un seul homme, ou d'une bande, de sang froid, ou passionnel, dans un accès de violence, ou en réponse à la violence; à chaque fois que nous soufflons sur la flamme de vie qu'un autre homme a entretenue, difficilement, maladroitement, dans la tempête, pour se réchauffer, lui et ses enfants; c'est la nation tout entière qui s'avilit.

Abraham Lincoln a dit: "Entre hommes libres, les armes ne pourront jamais supplanter les urnes, et ceux qui tentent d'avoir recours aux armes sont assurés d'échouer et d'en payer le prix." Pourtant, nous semblons tolérer le développement de la violence, au mépris de notre humanité commune et de semblables aspirations à la civilisation. Nous acceptons calmement les massacres de civils dans des contrées lointaines, dans les colonnes de nos journaux. Nous glorifions le meurtre sur nos écrans de cinéma et de télévision, et l'appelons divertissement. Nous facilitons l'accès à ceux, quel que soit l'état de leur santé mentale, qui désirent des armes et des munitions.

Trop souvent, nous honorons les fanfaronnades et l'exercice de la force; trop souvent nous pardonnons à ceux qui veulent construire leur vie sur les rêves brisés des autres. Certains Américains qui prêchent la non-violence à l'étranger, oublient de la pratiquer ici, chez eux. Certains cherchent des boucs-émissaires, d'autres cherchent des complots. Mais ce qui est clair, c'est que la violence appelle la violence, la répression entraîne des représailles, et seule la purification de l'ensemble de notre société peut extirper cette maladie de notre âme.

Car il y a une autre violence, plus lente mais aussi implacable, aussi meurtrière qu'un coup de feu ou qu'une bombe en pleine nuit. C'est la violence des institutions; indifférente, et inactive, et en lente décomposition. C'est le type de violence dont souffrent les pauvres, qui empoisonne les relations entre les hommes au motif de la couleur de leur peau. C'est la lente destruction d'un enfant par la faim, et les écoles sans livres, et les maisons sans chauffage en hiver. C'est briser le caractère d'un homme, en le privant de la possibilité d'être père, et homme parmi les hommes. Et de cela aussi, nous souffrons tous.

Je ne suis pas venu ici vous proposer une batterie de solutions miracle. Il n'y a pas de solutions miracle. Dans les grandes lignes, nous savons quel est le minimum à faire. Si vous enseignez à un homme la haine et la peur de son frère, si vous lui enseignez qu'il est inférieur, à cause de sa couleur, de sa religion, ou des opinions politiques qu'il défend, si vous lui enseignez que ceux qui sont différents de vous menacent votre liberté, votre travail, ou votre famille, alors vous êtes contraints d'affronter les autres non comme des concitoyens, mais comme des ennemis, à les aborder sans coopération, avec l'esprit de conquête, pour les assujettir et les mater.

Finalement, nous apprenons à voir nos frères en étrangers, vivant dans la même ville que nous, mais pas dans notre communauté, résidant au même domicile, mais ne mangeant pas à la même table. Nous apprenons à ne partager qu'une même peur; qu'un même désir de s'écarter les uns des autres; qu'un même élan de violence dans nos désaccords. Il n'y a pas de réponse définitive à tout ça.

Pourtant, nous savons quoi faire. Il faut instaurer une réelle justice parmi nos concitoyens. La question est de savoir quel programme, quelles lois, nous devrions faire voter. La question est de savoir si, en nous-mêmes, dans nos cœurs, nous pouvons trouver cet élan d'humanité commune, et voir la terrible réalité de nos existences.

Nous devons comprendre que la distinction fallacieuse que nous faisons entre les hommes est vaine, et apprendre à fonder notre propre progrès sur la recherche du progrès de chacun. Nous devons admettre, au fond de nous-mêmes, que le futur de nos propres enfants ne peut pas être construit sur le malheur des autres. Nous devons reconnaître que cette courte vie ne tire aucune noblesse, ni aucune richesse, des sentiments de haine ou de revanche.

Nos vies sur cette planète sont trop courtes, et le travail à accomplir trop grand, pour laisser cet esprit prospérer davantage dans notre pays. Évidemment, nous ne pouvons pas le dissiper avec un programme, ni avec une résolution. Mais nous pouvons peut-être nous souvenir, ne serait-ce qu'un instant, que ceux qui vivent parmi nous sont nos frères, qu'ils partagent avec nous la même éphémère étincelle de vie, qu'ils ne cherchent, comme nous, qu'à donner un sens à une vie heureuse, profitant des satisfactions et de l'épanouissement qu'elle leur réserve.

Assurément, ces espoirs partagés nous lient, ces objectifs partagés nous lient. Et ces liens peuvent nous enseigner quelque chose. Assurément, nous pouvons, au minimum, apprendre à considérer ceux qui nous entourent comme des semblables, et assurément, nous pouvons commencer à faire un peu plus d'efforts pour panser ces blessures entre nous, et pour, en nos fors intérieurs, redevenir frères, et compatriotes, à nouveau.»


Le discours en Américain est disponible sur le site mémorial de Robert Kennedy à cette adresse, et , sur la bibliothèque présidentielle en ligne de JFK, avec de rares variantes.

Ci-dessous, un extrait audio partiel de ce discours, repris dans le film d'Emilio Estevez, Bobby, sorti l'année dernière.



Robert Francis Kennedy a été assassiné le 4 juin 1968, à l’hôtel Ambassador de Los Angeles, en Californie. Il avait 42 ans. Johnson ne se représenta pas aux élections de 1969, que Richard Nixon gagna. L’accord de paix mettant fin à la guerre du Vietnam ne fut signé à Paris que le 28 janvier 1973, négocié par Henry Kissinger. La même année, après le révérend Martin Luther King, qui l'avait reçu à trente cinq ans en 1964, Kissinger et le Nord Vietnamien Le Duc Tho furent attribué le prix Nobel de la paix. 2 millions de morts Vietnamiens et 57 mille Américains.

mercredi 26 septembre 2007 – 15:24

La multitude


«La loi du plus grand nombre n'est pas une assurance. Il n'y a pas d'assurance.»*

Rich me cita Thurber pour toute réponse. Évasif, je m'étais ouvert à lui sur mon doute d'avoir encore un emploi salarié. Je ne lui demandai pas de précision, sa réponse semblait vraie absolument; qu'elle s'applique au contexte m'était parfaitement égal. Pour une fois que je mettais les pieds dans la vérité, établie en des termes qui laissaient respirer les vastes plaines où s'égarent les combinaisons des sens, ça m'évitait de chercher le couvert de la question parfaite, des conditions du doute. Je n'avais pas à étendre le champ de la réflexion, à rendre la complexité à l'observation, pour en extraire le maximum de vérité, attaquer la simplification par l'illustration d'un maximum de possibles. Cette pensée de la multitude résonne vaillamment depuis. Je me préoccupe des mouvements de foule, qui aliène les individus et les exonèrent de questionner le bien-fondé de la découpe à la machette de leur voisin ou de l'élection d'un chancelier. J'aime cette incitation lucide à penser le mouvement, isolé dans sa responsabilité propre.

Le Quai © Crayhne (2005)
Le livre de James Surowiecki, The Wisdom of Crowds**, donne une série d'exemples historiques dans lesquels les groupes parviennent à prendre de bonnes décisions. Parmi les conditions nécessaires à l'intelligence d'un groupe, la diversité de ses individus et l'autonomie de leur décision sont capitales. C'est une des raisons pour lesquelles je refuse les commentaires sur cette chronique. La lecture des notes laissées sur les autres blogues ne m'a pas convaincu. Pas que je veuille ignorer ce que les (rares) lecteurs pensent du mien, mais les commentaires publics restent majoritairement stériles, réduits au plus petit dénominateur commun aux visiteurs. Les Américains utilisent le même substantif de feedback pour réaction («quelles sont vos réactions à ces propos?») et pour effet Larsen (le sifflement exponentiel provenant de la boucle sonore entre un haut-parleur et un microphone). Les commentaires publics partent rapidement en Larsen et ça fait mal aux oreilles. Par contre, leur anonymat garantit une liberté d'expression moins raffinée qu'au quotidien. JoeLaFrite1968 qui écrit que «ce texte est minable, et [que] c'est une honte d'oser des trucs pareils», et Anonymous lui répondant que c'est un connard qui n'a qu'à dégager si ça lui plaît pas, sont d'un franc-parler rarement rencontré ailleurs qu'au bar dans les petites heures du matin, ou au volant de sa bagnole. Évidemment, toutes les boucles de commentaires ne boguent pas: celle de la République des Lettres d'Assouline est riche et diverse, bien qu'assez exceptionnelle.

J'ai reçu le 12 août un email d'une femme que je ne connais pas, m'écrivant qu'elle avait aimé le tombeau d'Alban, découvert alors qu'elle cherchait Alban Berg; et leur étrange ressemblance. Je n'ai fait circuler l'adresse de cet entrepôt qu'à mon entourage. Je n'avais donc, jusqu'alors, pas reçu de commentaires impromptus. C'est étrange, excitant, satisfaisant et pique la curiosité. MD a 28 ans. Elle est enseignante, à côté de Toulouse, et liste la littérature parmi ses centres d'intérêts. Elle s'est mariée en 2005 à Vauville, où j'ai passé mes vacances en famille cet été. Mélanie a déposé sa liste de mariage au Printemps et donné les instructions de voyage pour rejoindre la noce dans le Cotentin, avec quelques photos des dunes normandes. Elle est dessinatrice de science fiction; son exposition sur le recyclage de feuilles anciennes, publié ensuite en revue, a plu à quelques critiques, qui l'ont écrit. Son mari est professeur d'éducation physique et sportive à Caen. Diplômée de l'Institut d'Études Politiques en 2002, elle écrit depuis dans la rubrique économique du Point, notamment sur l'expatriation des Français fortunés en Belgique. Elle et son mari sont ou ont été membres d'un groupe associatif qui soutient une politique industrielle de l'esprit. Elle a défendu le président de la République Française actuel durant sa candidature. Fileuse, née en 1825, elle eut pour enfants Pierre Joseph (junior) et Émilie Eugénie.

Peut-être finalement y a-t-il une assurance dans le plus grand nombre, celle d'un anonymat possible sans la nécessité du silence.


* «There is no safety in numbers, or in anything else.» James Thurber, New Yorker, Feb. 4, 1939, The Fairly Intelligent Fly.

** The Wisdom of Crowds. Why the Many Are Smarter Than the Few, Abacus, 295 p., 2005. Le sens du titre est à égale distance entre "décision de groupe" et "sagesse de masse". Et le sous-titre: Quand les foules sont plus malines qu'un tiercé de polytechniciens.